liges, une sorte de prince féodal taciturne et silencieusement obéi. C’est ainsi que tout récemment j’avais vu, à Tokyo, au théâtre de Meiji-za, le Shogun Yemitsu, exhaussé sur de riches coussins, immobile, entouré de ses immobiles daïmios, et revêtu par des courtisans muets.
J’attendis le retour de M. Kumé avec Mikata et plusieurs de nos compagnons du matin. Le jeune Takéuchi, dont la bonne figure d’écervelé m’avait tant plu, m’amena son frère, Takéuchi l’Ancien, ex-député de l’arrondissement, qu’une dissolution prématurée avait désarçonné de sa chimère ambitieuse.
Ce parlementaire efflanqué, vêtu d’un pantalon collant et d’un veston bleu sombre, la cravate prise entre son cou et son col en celluloïde, m’observa de ses yeux noyés et malins qui papillotaient sous le gonflement de ses paupières et les poches terreuses de ses longues joues comme de petites flaques d’eau dans une ornière. Et, pendant qu’il m’étudiait sans hâte, je comptais les poils de sa barbe, ces gros poils grisâtres dont la roche poussée lui descendait du menton et des oreilles et lui faisait l’espèce de collier hérissé d’un dieu chinois. Sa bouche, étrangement garnie, organisait un large et haut sourire.
Nous nous mîmes à causer lentement, avec des pauses, entre deux cigarettes ou deux tasses de thé.
— Quelle impression gardez-vous, lui demandai-je, de votre passage à la Chambre ?
Il n’hésita pas. — « L’impression que tous les députés sont corrompus par des places, des honneurs ou de l’argent. » Et il ajouta : « Nous n’avons pas parmi nos hommes politiques un seul homme d’Etat. »
— Pourtant, fis-je, le comte Okuma…
— Okuma, repartit Takéuchi, Okuma !… » Il se versa un peu de thé chaud et reprit sentencieusement : « L’œil du chat change de couleur. »
Je lui lançai le nom du marquis Ito.
— Hé ! celui-là, me dit-il, nous est pour le moment indispensable. Il a de la malice, plus de malice que de caractère. Avez-vous été aux temples de Nikkô ? Quand vous les visiterez, vous y verrez un dragon qui n’a que deux yeux comme nous tous et qui regarde de huit côtés à la fois. Ito, c’est une belle fille à huit côtés, happo-beppin. On ne le surprend pas facilement. Comprenez-vous ?