Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/360

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quelques instans plus tard, je le priai de me donner son sentiment sur la civilisation européenne. Son regard pétillait d’ironie, quand, après avoir longuement dodeliné la tête, il la releva et me répondit : « Hé ! je ne dis pas que nous n’ayons point à y prendre, un peu, pas beaucoup ; non, en vérité, pas beaucoup. Nous n’en sommes pas encore dignes… »

Mais l’ironie de ses prunelles et son sourire, dont l’astuce irradiait sur les crevasses de sa figure, tout s’éteignit dans une expression de béatitude solennelle, dès que j’eus prononcé le nom de l’Empereur. « Notre Empereur, fit-il, est la sagesse même. »

— Et les princes ?

Ah ! Takéuchi l’Ancien ne les aime pas, les princes ! Et la plupart des Japonais que j’ai rencontrés pensent comme Takéuchi, et le peuple les ignore ou les raille. La vénération que l’Empereur continue d’inspirer se localise en sa personne ; il n’en rejaillit aucune déférence pour les membres de sa famille, les demi-dieux issus de sa race. Le premier effet de la Restauration impériale fut d’isoler le Monarque en supprimant autour de lui tous les intermédiaires, degrés vivans par où montait jusqu’à son trône la religion de ses sujets. La hache imprudente s’évertua dans les hiérarchies héréditaires et fit un énorme abatis de ses barrières d’avant-garde. « De la forêt détruite il ne reste qu’un chêne. » Et ce chêne où s’enroule la corde sainte du Shinto demeure encore mystérieux et sacré. Mais qui peut assurer qu’on ne percera pas bientôt la frêle palissade dont les hommes effrayés de leur ouvrage se sont empressés de l’enclore ?

Le Candidat rentra au coucher du jour. Il revint majestueusement s’agenouiller près du toko et de nouvelles réceptions s’ensuivirent. On m’avait retenu une chambre dans un autre hôtel, et, comme j’y devais dîner en compagnie de Mikata, du jeune Takéuchi et d’un notable de la ville, nous prîmes tous quatre congé de M. Kumé.


L’hôtel où nos kurumayas nous menèrent sous la tombée froide du soir était plus petit, plus intime, et rien, dans ses pièces admirablement vides, ne révélait le passage des Européens, rien que les lampes à pétrole. Une servante joufflue et plus fraîche qu’un buisson de roses, déposa devant chacun de nous un tabouret de laque, et le dîner commença par l’échange traditionnel des coupes de saké, de ce bon saké que l’on sert chaud dans des