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très sensible au froid ; mais non les pieds, par suite de leur ignorance des chaussures.

M’est avis pourtant que la créature civilisée agit sagement, — toute convenance à part, — en s’appliquant cette enveloppe artificielle, étui flexible et mouvant, qui pour socle a des bottines et pour couvercle un chapeau. L’esthétique générale y gagne beaucoup : les tares, les déformations, les laideurs se dissimulent ou s’atténuent ainsi ; or, la race humaine ne contient peut-être pas un sujet tout à fait réussi contre mille plus ou moins manques.

L’habillement introduit donc parmi nous un peu de beauté, de charme et, à tout le moins, de mystère. Mystère non point insondable, à dire vrai, ce qui est un grand mérite. Pour des êtres placés, comme nous sommes, entre ce qu’ils connaissent trop et ce qu’ils ne peuvent du tout connaître, c’est donner de l’intérêt à la vie que de savoir créer des mystères pour les débrouiller, des boîtes à surprises pour le plaisir de les ouvrir, des joujoux compliqués pour en pénétrer les ressorts. Cacher ce qui se devine, imaginer ce qui se cache, apercevoir enfin ce qu’on imagine, sont de si sages raffinemens de la sensualité visuelle qu’on n’inaugure jamais une statue sur nos places publiques sans la vêtir au préalable de quelque lustrine, dont l’enlèvement fait tout le piquant de la cérémonie ; tellement le voile toujours justifie son existence par l’attrait que chacun éprouve à le soulever.

S’il est vrai que l’oiseau bleu ne soit bleu que de loin, qu’il perde sa couleur lorsqu’on l’approche, et que ceux qui parviennent à le saisir ne tiennent le plus souvent qu’un vulgaire pierrot, le « voile, » c’est-à-dire l’habillement, n’eût-il pour lui que d’entretenir dans les rapports des deux sexes, chez la femme, cette grâce exquise : la pudeur, chez l’homme, ce don inestimable : l’illusion, qu’il mériterait pour cela seul toute notre reconnaissance. Mais il y possède d’autres titres : il représente un « besoin, » comme le manger, le boire ou le dormir ; moins général, si l’on veut, et quelquefois même factice, mais non pas moins impérieux.

Il fait partie de cette diversion ou « divertissement » qui, suivant le mot de Pascal, nous occupe et nous empêche de songer à notre malheureuse destinée. On frémit en supposant l’homme sur le globe sans faim, ni soif, ni sommeil, sans soucis d’honneurs ou de volupté, en un mot sans aucun besoin à satisfaire, sans aucun désir à réaliser, sans aucune chimère à poursuivre, n’ayant plus ainsi d’autre distraction que de se creuser la tête en