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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/939

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à la sienne, « cette pauvre fille se livra à des sentimens si tendres et si douloureux, que j’appréhendai quelque chose pour sa vie d’une si violente émotion. » Ils arrivent en Amérique. « Nos conversations qui étaient toujours réfléchies nous mirent insensiblement dans le goût d’un amour vertueux… » Ainsi savait-on dire en France, jadis, dans un temps où la littérature exprimait simplement des idées claires. Depuis ce temps le romantisme est venu qui a sanctifié la courtisane. Il a émigré en pays russe se teintant de mysticisme, se mouillant de pitié, se renforçant de théories sur la bonté de la souffrance et la vertu de l’expiation. Il n’a pas fallu moins que cette énorme élaboration pour aboutir à la conception d’un personnage tel que la Maslova.

Aussi bien peut-on dire que Tolstoï, en dépit de toute la puissance de son art, soit arrivé à gagner l’extraordinaire gageure qu’il s’était proposée ? Ou plutôt n’a-t-il pas reconnu implicitement l’impossibilité où il était de la tenir jusqu’au bout, puisqu’il a reculé devant le dénouement logique qui eût été le mariage de Nekhludov avec la Maslova. C’est que toutes les fautes ne sont pas de même nature, ni de même degré. Il en est que le repentir peut bien expier, mais sans en effacer le souvenir. Il est telles souillures, si intimes, si durables, viciant si profondément l’être entier, que toutes les eaux de la mer ne les laveraient pas. De cette espèce est la souillure de la Maslova. Jésus pardonnait à la Madeleine. Mais Jésus était Dieu ; et nous ne sommes que des hommes, de si pauvres hommes ! Et Jésus conviait Madeleine à le suivre ; ce n’est pas tout à fait la même chose que de lui rendre sa place dans une société organisée. Or, une société ne peut vivre sans l’aide de cadres qui la maintiennent. Et c’est ce que Nekhludov oublie trop aisément, absorbé qu’il est dans son rêve humanitaire. Ceux dont il va si témérairement briser les chaînes en ont plus que lui la conscience, quoique obscure, et l’avertissent qu’il pourrait se tromper. « Je suis une prostituée et vous êtes un prince, » lui dit la Maslova, lui rappelant qu’il y aura toujours entre eux, quoi qu’il fasse, un abime. Les paysans auxquels il va partager ses terres ont l’impression qu’en agissant ainsi il ne fait pas ce qu’à la place, où l’a mis la destinée, il devrait faire. Plus intéressé, mais non dépourvu de toute apparence de raison est le langage du gouverneur de la prison. « Il ne faut plus qu’on te laisse ainsi fourrer ton nez partout : tout cela, vois-tu, ce ne sont pas tes affaires. » Et quand nous entendons un autre fonctionnaire déclarer : « Je suis chargé d’une mission que l’on m’a confiée sous des conditions déterminées, je dois justifier cette confiance ; » force nous est bien d’avouer que, tout fonctionnaire qu’il soit, celui-là tient le langage