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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/945

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qui, après avoir servi de modèle au peintre, est à la fois devenue son amie et son élève. Rossetti lui montre les dessins de la jeune fille, et Ruskin, aussitôt, y découvre les signes du plus beau génie. « J’ai reçu une lettre de Rossetti, — écrit Madox Brown dans son journal intime, à la date du 10 mars 1855, — me disant que Ruskin a acheté en bloc tous les dessins de miss Siddal, et les a déclarés supérieurs à ceux de Rossetti lui-même. Voilà bien Ruskin, l’exagération incarnée ! » Et en effet les dessins de miss Siddal ne sont certainement pas supérieurs à ceux de Rossetti : mais Ruskin, après l’avoir déclaré, s’obstine à le croire ; et depuis lors il n’a point de repos qu’il n’ait assuré à la jeune femme une vie matérielle pouvant lui permettre le libre épanouissement de son génie. Dans une lettre vraiment noble et touchante, il la supplie d’accepter son aide ; puis, s’adressant à Rossetti, il lui demande quels sont « ses projets et ses intentions » au sujet de la jeune femme. Et comme Rossetti paraît embarrassé pour répondre à cette question imprévue, voici la lettre que lui écrit Ruskin ; c’est la plus longue de ses lettres, et aussi la plus belle, et pour nous aujourd’hui la plus instructive ; elle vaut bien d’être traduite presque tout entière.


Mon cher Rossetti,


Je le vois, vous ne répondez pas volontiers à la question quelque peu brusque que je vous ai faite dans ma dernière lettre. J’ai été trop bref, dans cette lettre ; mais j’étais souffrant, et hors d’état d’écrire plus au long. Le motif qui m’amenait à vous faire cette question était simplement l’incertitude où j’étais de la meilleure façon dont je pouvais agir pour vous. Je tiens ace que miss Siddal aille se reposer et se rétablir au bord de la nier ; et, avant, de l’envoyer à Jersey ou dans le pays de Galles, je voulais savoir où vous préfériez vous-même qu’elle allât. Et puis ce n’est pas tout. Je pensais, en effet, que toute l’affaire pourrait peut-être mieux s’arranger d’une autre manière, et qu’ainsi vos propres facultés pourraient se développer plus sainement, et votre propre vie devenir plus heureuse.

Quelle que soit votre réponse, d’ailleurs, je sais dès maintenant qu’un sentiment particulier s’y fera jour, votre peu de goût à vous mettre sous l’obligation de personne pour réaliser aucun des objets de votre vie intime. Et, en conséquence, je crois nécessaire de vous donner quelques renseignemens sur moi-même, afin que vous sachiez quels sentimens vous devez éprouver pour moi dans cette circonstance.

Vous entendez sans cesse une foule de gens dire, autour de vous, que je suis très méchant, et peut-être vous-même êtes-vous porté, depuis quelque temps, à me croire très bon. Je ne suis, en vérité, ni l’un ni l’autre. Je suis très rempli d’indulgence pour moi, très fier, très obstiné, et très rancunier ; d’autre part je suis très droit, presque aussi juste que, je crois, un homme