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peut l’être en ce monde ; j’aime extrêmement rendre les autres hommes heureux, el j’ai un respect mêlé de dévouement pour toutes les aptitudes réelles, mentales ou morales. Je n’ai jamais trahi la confiance qu’on m’a accordée, jamais fait volontairement une action méchante, et jamais, dans les petites choses ni dans les grandes, déprécié autrui pour me grandir à ses dépens. Je crois avoir eu, jadis, des affections aussi chaudes que la plupart des hommes ; mais, en partie par malechance, en partie pour avoir sottement placé mes affections, je les ai vues s’écrouler et se briser en morceaux. C’est un des grands malheurs, c’est, à beaucoup près, le plus grand malheur de ma vie que, dans l’ensemble, ma famille, cousins, etc., soient des personnes pour qui je ne puis avoir aucune sympathie, et que, d’autre part, les circonstances m’aient toujours empêché de rencontrer des personnes pouvant m’inspirer une véritable amitié. Et ainsi je n’ai point d’amitiés, ni d’amours.

Maintenant, vous connaissez de moi le meilleur et le pire : et vous pouvez être assuré que je vous dis vrai. Si l’on vous dit que je suis dur et froid, soyez assuré que ce n’est pas vrai. Je n’ai point d’amitiés et point d’amours, en effet : mais avec cela je ne puis lire l’épitaphe des Spartiates aux Thermopyles sans que mes yeux se mouillent de larmes, et il y a, dans un de mes tiroirs, un vieux gant qui s’y trouve caché depuis dix-huit ans, et qui aujourd’hui encore est plein de prix pour moi. Mais si, par contre, vous vous sentez jamais disposé à me croire particulièrement bon, vous vous tromperez tout autant que ceux qui ont de moi l’opinion opposée. Mes seuls plaisirs consistent à voir, à penser, à lire, et à rendre les autres hommes heureux dans la mesure où je puis le faire sans nuire à mon propre bien-être. Et je prends ces plaisirs, sans y avoir d’autre mérite que j’en aurais à satisfaire d’autres goûts, le goût de fumer, ou déjouer, ou de faire souffrir, si la nature m’avait donné des goûts de ce genre. Les uns sont faits d’une sorte, les autres d’une autre : et seule la conscience de chacun peut mesurer, pour elle seule, le degré de l’effort et du renoncement : ce degré est, chez moi, assez peu élevé.

Mais en dehors du plaisir que je prends à suivre mes goûts, j’ai une théorie de la vie, et qui me paraît indispensable à tout être sensé : à savoir que, tous, nous sommes au monde pour nous rendre aussi utiles que possible les uns aux autres. Et je crois en outre que, pour ce qui me regarde personnellement, je ne puis être nulle part aussi utile que dans les sujets que je connais un peu, c’est-à-dire dans la peinture et tout ce qui s’y rattache.

Or, voici ce qui en est : j’ai l’impression que, entre tous les peintres que je connais, c’est vous qui, au total, avez le plus grand génie ; et vous me paraissez aussi être, autant que je puis juger, un homme d’une espèce liés bonne. Je sais que vous êtes malheureux et que vous ne parvenez pas à faire fructifier votre génie comme vous le devriez. Je pense donc que la chose propre el nécessaire que je puis faire pour vous rendre plus heureux est de vous mettre à même de bien peindre, et de tenir votre vie en ordre.

Que si j’avais pour cela à me priver en quelque manière, ou à faire le moindre effort, en ce cas vous pourriez m’en être reconnaissant, et vous pourriez aussi vous demander si vous devez ou non accepter mes offres. Mais comme, par hasard, je me trouve n’avoir point d’autre objet au monde, comme je possède une chambre bien commode, et, dans cette