la direction réelle. La révolution ne s’accomplirait point par mouvement spontané des troupes, par tumulte prétorien, chose qui n’entrait alors dans l’esprit de personne et à laquelle l’armée se fût très vraisemblablement refusée. L’initiative viendrait d’une fraction des autorités civiles, des hommes en place les plus renommés pour leur talent et leur savoir, qui lanceraient l’armée à l’assaut d’une légalité croulante ; dans le langage du temps, cela se définissait ainsi : « Appeler la force au secours de la sagesse[1]. »
C’était tout le plan de Brumaire, formé quatre mois avant l’événement. Les grandes lignes étaient tracées ; le personnel se rassemblait ; il ne manquait que l’acteur principal et le véritable bénéficiaire. Siéyès croyait ouvrir les voies à Joubert et surtout se les ouvrir à soi-même ; il les frayait à un troisième. Bonaparte, emprisonné dans sa conquête, séparé de France par la mer ennemie, semblait actuellement hors de cause. Cependant, comme il pouvait revenir, après tout, et qu’alors aucune gloire ne brillerait plus auprès de la sienne, comme rien ne serait exécutable que par sa main, Siéyès se cherchait un contact indirect avec lui, voyait Joseph en particulier et flattait beaucoup la faction des frères. Talleyrand, son plus adroit coopérateur, pensait aux moyens de communiquer directement avec l’Egypte ; Joubert paraissait néanmoins un instrument bien préférable à Bonaparte, celui-ci s’étant montré trop grand, trop ambitieux, et dépassant le rôle.
Travaillant à faire un lendemain, Siéyès s’occupait même du surlendemain. Dans l’avenir tel qu’il le disposait, Joubert n’était qu’une transition, Bonaparte un en-cas ; la solution était ailleurs, dans une royauté de fabrication révolutionnaire, qui achèverait de consolider les positions prises et les intérêts acquis. Un prince étranger, allemand, protestant, eût parfaitement convenu à l’homme qui posait en principe la nécessité de rompre avec toutes nos traditions, qui disait : « Les prétendues vérités historiques n’ont pas plus de réalité que les prétendues vérités religieuses. » Il n’était pas seul de son avis, et le prestige exercé sur toute une partie des hauts révolutionnaires par le protestantisme et par la Prusse, par les souvenirs du roi-philosophe, les jetait parfois à d’étranges aberrations. Ils s’imaginaient volontiers qu’en se donnant
- ↑ C’est ainsi que le Moniteur caractérisera l’acte de Brumaire. Après le 18 Fructidor, le Directoire avait dit exactement la même chose ; il avait dit, dans une proclamation : « La sagesse a conduit la force. »