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le sang, en se mêlant à la poussière, a formé une croûte épaisse que la sueur fait craqueler. Leurs baïonnettes ensanglantées pendent entre leurs jambes comme des couteaux de boucher, ils font peur.

— Quels sont ces épouvantails ? demande l’officier, qui passe à cheval, propre comme un fusil neuf.

— Une compagnie du Tyrone noir de Sa Majesté et une autre du Vieux Régiment, répond Crook très tranquille.

— Ah bah ! Avez-vous donc délogé cette réserve ?

— Non, répond Crook...

Et les hommes de rire.

—... Nous l’avons détruite.

Il emmène sa petite troupe, mais pas avant qu’un homme du Tyrone ait dit tout haut :

— S... nom de nom ! qu’est-ce qu’il vient faire là, ce perroquet sans queue ? Couper la route à qui vaut mieux que lui ?

L’officier d’état-major devient bleu, mais Tommy se dépêche de le faire rougir en changeant sa voix pour dire avec des minauderies de jolie femme :

— Venez m’embrasser, cher major, pendant que mon mari est à la guerre et moi toute seule au dépôt.

Un caporal se croit obligé de le réprimander.

— Laissez-moi donc tranquille, répond Tommy sans broncher. J’étais son ordonnance avant qu’il se soit marié et il sait ce que je veux dire. Rien de tel que de vivre dans la haute.

Tommy peut se permettre d’être insolent ; la semaine d’après, il meurt à l’hôpital. Ortheris s’en souvient bien, ayant acheté la moitié de son équipement.

C’est en ruminant de pareils souvenirs que la garde du Fort Amara vient à bout de l’horreur de l’insomnie par les nuits brûlantes de juin ; le vent passe comme une vague de feu sous la voûte où se balance une grosse lanterne, éclairant Mulvauey, nu jusqu’à la ceinture ; Ortheris, qui, vêtu de son seul pantalon blanc, ne cesse de verser des seaux d’eau sur les épaules empourprées du colosse Learoyd pour l’empêcher de périr d’apoplexie.

— Que je meure ! que je meure ! répètent des voix gémissantes.

Puis un Irlandais :

— Marie, mère de miséricorde, pourquoi diable avons-nous pris, pourquoi diable gardons-nous cet abominable pays ? ...