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rôdeur afghan qu’il paraît être au premier coup d’œil. On pressent quelque chose de grave ; tous ceux qui ne sont pas des hussards blancs se retirent par discrétion., Dirkovitch seul reste, ayant glissé ivre sous la table.

— Qui êtes-vous ? demande le colonel. — Et le mystérieux vagabond sourit d’un sourire d’idiot. Cependant, il se traîne, malgré ses blessures, le long de la salle, regarde tout, paraît tout reconnaître, et même réclame d’un mot le portrait du vieux cheval pie, le cheval fantôme, qu’on a changé de place. Stupeur générale. Alors le colonel fait une suprême tentative. Il porte de nouveau le toast à la Reine. Sans hésiter, l’homme se lève tout droit et répond d’une voix affermie comme par miracle : — La Reine, Dieu la bénisse ! — Puis, ayant bu, casse le pied de son verre.

Cela fixe une date, car c’était la mode, il y a longtemps, quand l’Impératrice des Indes était jeune, dans certains mess d’une haute élégance, de briser chaque fois le verre où l’on avait bu à la santé de Sa gracieuse Majesté.

Les exclamations, les questions se précipitent.

Au moment même, Dirkovitch, qui a été foulé aux pieds par mégarde, sort de son somme ; il se redresse. Et l’inconnu tombe à genoux avec un cri d’épouvante. On ne peut souffrir que ce qui est peut-être le débris d’un hussard blanc se prosterne devant un Cosaque ; vite, on le relève ; et dans ce brusque mouvement la sordide draperie qui l’enveloppe se déchire ; sur le buste nu apparaissent de noires cicatrices. Il n’y a qu’une arme qui fasse de ces blessures parallèles ; ce n’est ni la canne ni le martinet ; Dirkovitch a vu, il fronce le sourcil ; son visage s’altère. Il pose, en russe, une question à laquelle l’homme répond dans la même langue, d’une voix défaillante et brisée.

— Que dit-il ? demande le colonel.

— Il donne son numéro : quatre.

— Et qu’est-ce qu’un officier de la Reine peut avoir à faire avec un numéro ?

Autour de la table circule un grognement sinistre.

— Que sais-je ? Il s’est probablement évadé de... là-bas.

— Parlez-lui, il vous répondra.

Et, tout en revenant à l’eau-de-vie, Dirkovitch interroge ce malheureux, qui répond, ployé en deux par la peur.

Ah ! ne pas comprendre ! Quel supplice pour les hussards !