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par un peuple d’ouvriers et de paysans, dont les larmes parlaient avec autant d’éloquence que les discours prononcés sur sa tombe.

Ceux-ci célébraient l’historien, l’homme public, le libéral, le chrétien, l’ami. L’ami, c’est lui, après tout, qui joue le principal rôle dans les volumes publiés par M. Claude de Barante. Correspondance tantôt diplomatique, tantôt simplement affectueuse, autour de laquelle se déroulent mille traits de notre histoire et de la vie privée, monument durable qui honore, et le plus noble des sentimens, et l’homme qui sut l’inspirer à tant d’êtres rares, avec une telle profondeur. Il reçoit leurs confidences, ils connaissent si bien sa discrétion qu’ils lui content leurs griefs les uns contre les autres. Il faut lire les lettres où, pendant son ministère, au temps de la coalition de 1839, le comte Molé exhale avec tant d’amertume ses rancœurs contre les doctrinaires et M. Thiers, qui lui préfèrent même le chaos. « Vous ne m’aimez donc pas, vous ne m’avez jamais dit du bien de vous, » observait Jean-Jacques, et Mme Necker reprochait doucement au pasteur Moultou de n’aimer ses amis que lorsqu’ils étaient malheureux. Rien de pareil avec Barante : il les réconcilie quand il le peut, les console, il est l’ami de toutes les heures, de toutes les tristesses et de toutes les joies ; et il ne se brouille jamais, reste fidèle, dévoué jusqu’au bout, pendant quarante, cinquante, soixante ans, si bien que le duc de Broglie viendra parler sur sa tombe au nom de trois générations.

Et maintenant, cette correspondance, qui a pour signataires : Benjamin Constant, Thiers, Mole, Guizot, Royer-Collard, Rémusat, Saint-Priest, Sainte-Aulaire, Pasquier, Montlosier, Decazes, Anisson du Perron, Cavour, duchesse de Broglie, duchesse de Dino, princesse de Liéven, etc., répond-elle à ce qu’on attend de tels noms ? Palpite-t-elle de vie, de couleur, communique-t-elle la vision intense des choses et des personnes ? Reconnaissons-le, il y aurait mainte réserve à formuler. Trop de politique, une teinte grise, presque uniforme, des dédains savamment ironiques : on dirait que ces beaux esprits ont peur de s’échapper en gaieté, en humour, de tremper leur plume dans l’arc-en-ciel. « Notre parti n’est bien que dans le grave, » observait joliment la duchesse de Broglie. Barante lui-même, que tous, même le baron d’Haussez, dépeignent si aimable dans la causerie, s’excuse presque d’envoyer à sa jeune femme un compte rendu des comédies