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de société qu’on joue au Marais, dans le salon de Mme de la Briche, « l’institution la plus solide et la plus régulière de la monarchie, » comme il l’appelle. Il s’y résigne toutefois, par grande condescendance, mais combien rares ces bonnes fortunes !

Faisons toutefois quelques exceptions : les lettres du comte de Sainte-Aulaire ont un parfum de la chambre des dames, de la belle humeur, un peu de la grâce d’un prince de Ligne, d’un Narbonne, et font regretter que ses Mémoires ne soient pas encore publiés. Celles de la duchesse de Broglie, de la duchesse de Dino, beaucoup trop politiques, elles aussi, semblent des oasis dans le désert aride de la doctrine, et assurent à leurs auteurs un rang distingué dans notre littérature épistolaire.

A défaut du cri universel de ses contemporains, la correspondance d’Albertine de Staël, duchesse de Broglie, suffirait à sa gloire et à notre admiration : « Vous ne faites pas encore assez de cas de votre sœur, écrit un Genevois à Auguste de Staël. Elle grandit à vue d’œil, son esprit a des lumières perçantes. Nous ne sommes que des sots auprès d’elle, tous tant que nous sommes, et nous ne sommes pas dignes de dénouer les cordons de ses bottines, bien que ce fût une occupation fort agréable. » Une piété profonde où l’enfonça de plus en plus la perte d’une fille adorée, une âme angélique, compatissante aux faiblesses des autres, un esprit brillant, une intelligence pénétrante, l’enthousiasme de sa mère pour la justice et la liberté, tout éveillait aussitôt la sympathie, le respect, donnait la sensation presque religieuse d’un chef-d’œuvre de pureté morale. Elle fait songer à ces pieuses amies des Pères de l’Église dont Amédée Thierry a si bien parlé, aux illustres jansénistes du XVIIe siècle ; avec des personnes si rares, on ose à peine rappeler les grâces physiques, tant cette beauté-là n’est que l’accessoire ou la servante d’une autre beauté. Son salon, où pendant la Restauration fréquentent les doctrinaires et l’élite du parti libéral, est l’un de ceux où se dépense le plus d’éloquence et d’esprit. Dans ses premières lettres à Prosper de Barante, qu’elle regardait comme un grand frère, l’ayant vu si souvent à Coppet au temps de sa jeunesse, dans son Journal intime, qu’elle écrivit de 1818 à 1823, elle se peint elle-même au naturel : politicienne assez ardente et suivant avec soin les séances des Chambres, un peu ambitieuse pour son mari dont « la modestie opiniâtre la fait souvent sauter en l’air, » sensible aux défaites libérales, jugeant de haut les ultras, le pays et les ministres, avec