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de salon rustique et de musée des souvenirs. Les parois sont ornées de photographies au daguerréotype où achèvent de s’effacer des traits de marins disparus. Sur les étagères d’angle trône un monde, pieusement épousseté, de choses exotiques, coffrets de laque, éventails d’ivoire, figurines japonaises ou chinoises, petits bouddhas de jaspe vert, pareils à des rainettes accroupies et ventrues. Et c’est encore, de-ci de-là, une profusion de plantes et de bêtes marines, des «raisins des Tropiques » cueillis durant la traversée des Sargasses, des ailes de poissons volans, aussi transparentes qu’une lame de mica, des conques enfin, d’énormes conques, roses comme des chairs d’enfant, et restées bruissantes, dirait-on, de la rumeur des alizés, au large des mers australes. Les meubles eux-mêmes racontent des navigations lointaines, les odyssées des pères et des fils aux pays du palissandre, de l’ébène et du bois de santal...

Cependant que j’exprime à mon hôtesse le ravissement dont j’ai été transporté, dès mes premiers pas dans l’île, elle hoche la tête doucement :

— Une « Ile fortunée, » certes. Nulle autre n’a, plus qu’Izéna, mérité ce titre. Elle le justifiait encore, il y a trente ans. C’était bien la « Perle du Golfe, » comme la définissait un de nos meilleurs poètes de langue vannetaise, l’abbé Joubioux. Hélas ! monsieur, la perle, depuis lors, a perdu ce qui faisait son éclat. Vous êtes émerveillé, dites-vous, de cet air d’aisance, de luxe même, que tout respire ici, les gens et les choses. Un temps fut, où cette prospérité fut réelle. Mais il ne nous en reste plus que l’ombre. Nous tâchons sans doute de sauvegarder les apparences. On a sa fierté. On ne se résigne point à déchoir. Un passant, un étranger peut s’y méprendre. Mais, au fond de plus d’une demeure riante, si vous saviez que de misères cachées ! ... Nous mourons d’un mal sans remède. Le règne de la vapeur nous a tués. Jadis, il n’était point, parmi nous, une famille qui n’eût à elle sa goélette, son brick ou son trois-mâts. Le pavillon de l’Ile aux Moines était connu sur toutes les côtes. La veille des départs en campagne, on rompait un pain bénit : les maris en emportaient une moitié, les femmes conservaient l’autre. C’était le pain du souvenir. Nous avions foi dans ce symbole. Il nous ramenait nos absens sains et saufs et, avec eux, la joie, le bien-être, la richesse. Aujourd’hui, tout cela n’est plus. Pour revoir la flotte d’Izéna, il nous faut maintenant fermer les yeux : elle ne déploie dorénavant