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audacieuse, et ne sut que reculer peu à peu devant lui, sans tirer un coup de mousquet, jusqu’aux frontières du Milanais. Versailles était dans l’étonnement de cette retraite désastreuse, l’armée dans l’indignation. On trouve l’expression des sentimens qui l’animaient dans les lettres de Tessé à Chamillart. Ce dernier avait encouragé Tessé, au mépris de toute hiérarchie, à continuer de correspondre directement avec lui, malgré que Catinat eût pris le commandement en chef de l’armée[1], et Tessé en profitait pour charger son chef direct, tout en professant pour lui un grand respect apparent et en affectant de s’abstenir de toute critique : « Je suis, écrivait-il, de l’avis de ceux qui tiennent le c… de la poêle, et suis persuadé que, quand l’omelette n’est pas tournée comme le maître le voudroit, c’est que cela n’a pu estre autrement[2]. » Mais, ces précautions de langage une fois prises, il ne se faisait pas faute d’attaquer son chef « à pleine écritoire, » dit Saint-Simon, écrivant qu’il voulait tout et ne faisait rien, que sa pauvre tête s’échauffait et s’embarrassait, qu’il n’y avait personne au logis[3]. Sachant bien ce qui était de nature à faire le plus de tort à son chef, il ajoutait : « Nous sommes déshonorés en Italie. Ce seroit peu s’il n’en retomboit quelque chose sur l’honneur des armées du Roy, plus belles, plus nerveuses, plus en volonté de combattre que dans aucune de ses armées[4]. » Chamillart (ce que n’eût jamais fait un véritable ministre de la guerre ayant quelque sens de la discipline) encourageait ces dénonciations en lui répondant : « Il semble, si j’ose dire, que M. de Catinat a perdu la tramontane… il n’a connoissance des ennemis que quand ils sont devant luy, et, quand il les voit, il est incapable de prendre aucune résolution. Je suis bien persuadé que M. de Savoye ne lui en fait pas prendre qui pourraient l’aider à terminer glorieusement et avantageusement cette affaire[5]. »

Ainsi soutenu, Tessé s’oubliait jusqu’à manquer de respect à son chef devant le duc de Savoie, par lequel il n’est pas impossible qu’il eût été secrètement encouragé, et le bruit de leur

  1. Dépôt de la Guerre, Italie, 1514. — Chamillart à Tessé, 10 mai 1701.
  2. Papiers Tessé. — Tessé à Chamillart, 2 juillet 1701. Dans une autre lettre à Chamillart, publiée par l’abbé Esnault, t. Ier, p. 30, Tessé se sort de la même comparaison qui revient encore plusieurs fois sous sa plume.
  3. Pelet, Mémoires relatifs à la succession d’Espagne, t. Ier, p. 586. Extraits de la Correspondance de Tessé dans Saint-Simon, édition Boislisle, t. IX, p. 361.
  4. Papiers Tessé. — Tessé à Chamillart, 2 août 1701.
  5. Dépôt de la Guerre, Italie, 1515. — Chamillart à Tessé, 13 août 1701.