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avait rendue. Je possède également de la même date une correspondance avec La Fayette, celui qu’on appelait encore le roi de l’Hôtel de Ville, et en qui Metternich voyait l’incarnation révolutionnaire par excellence. Il rappelle affectueusement à l’ancien marquis leurs rencontres de jeunesse à la Cour, puis leurs relations à l’Assemblée constituante. Ces lettres répondent à des recommandations qui lui étaient adressées en faveur de jeunes protégés qu’il s’empresse de placer, malgré leurs noms très plébéiens, dans les rangs de son ambassade, dont (il tenait pourtant à conserver par d’autres choix l’apparence très aristocratique. Enfin, fidèle à son habitude de ne rien craindre, pas même les mauvais plaisans, quand il avait un but à atteindre, un témoin de ces premiers jours raconte que, gardant son costume d’autrefois, il ne craignit pas de le surmonter d’une large cocarde tricolore qui couvrait la moitié de son chapeau. C’est à beaucoup de précautions de cette nature que fut dû ce dont Louis Blanc convient dans l’Histoire de dix ans, c’est que l’apparition de ce vieux royaliste ne causa pas l’effet qu’elle aurait dû produire, si tout le monde n’eût été alors dans un état d’éblouissement et de vertige[1].

Ce fut dans cet équipage assez singulièrement accoutré qu’il débarqua à Londres le 25 septembre, deux jours après la révolution de Belgique, qu’il n’apprit qu’à Calais. Le passage de ses Mémoires où il raconte cette arrivée est peut-être le seul où le ton, assez sec d’ordinaire, s’empreint d’un accent d’émotion : « En entendant, dit-il, retentir les canons de la forteresse qui annonçaient l’arrivée de l’ambassadeur de France, je ne pus me défendre du souvenir que trente-six ans auparavant j’avais quitté ces mêmes rivages d’Angleterre, exilé de mon pays par la tourmente révolutionnaire, repoussé du sol britannique par les intrigues de l’émigration ; j’y rentrais maintenant animé de l’espoir, du désir surtout, d’établir cette alliance de la France et de l’Angleterre que j’ai toujours considérée comme la garantie la plus solide du bonheur des deux nations et de la paix du monde. Mais que d’obstacles à surmonter pour atteindre ce but ! Je ne pouvais me les dissimuler à moi-même : ils étaient d’une grave et double nature, les uns venaient de la France, où un gouvernement mal affermi luttait encore journellement pour son existence, ce qui

  1. Louis Blanc, Histoire de dix ans, t. II, p. 16.