Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/504

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
500
REVUE DES DEUX MONDES.

les chaussures, constata le troc, aux pieds de Cassagne, imperturbable. Indigné d’abord, il retint une observation, dit seulement d’un ton de blâme ironique : « Elles ne vous ont pas coûté cher, celles-là ! »

Sans qu’il sût comment, dans les longs préparatifs du départ, les marches, les haltes, une partie de la matinée s’était écoulée. Le canon tonnait toujours. Il fut étonné de lire à sa montre : dix heures. Déjà ! La compagnie était arrêtée le long d’une haie. Le soleil avait déchiré la nue, scintillait sur la terre gelée. La plaine se déroulait en larges ondulations semées de villages, de petits bois, de châteaux. Il se rappela le matin de Coulmiers, une plaine semée de villages semblables, le flux ruisselant des divisions déployées. Et, comme à Coulmiers, il se demanda lequel de ces villages était prédestiné, porterait ce soir la marque éblouissante ? La défaite, il n’y songeait pas, il s’était levé pour une journée de victoire. Au sommet d’une colline en pente douce, le parc de Goury détachait son bouquet noir sur le ciel bleu. Moins loin, sur la gauche, Loigny ; plus près encore, Villepion.

La bataille se livrait sur un immense arc de cercle, d’un château vers la droite, dont, minuscule dans l’éloignement, le toit d’ardoises luisait au soleil entre des nuages de fumée, à Loigny, qui déjà flambait. La canonnade et la fusillade assourdissantes ébranlaient les nerfs. Charger les fusils, mettre le sabre à la main, autant d’actes qui trompaient l’attente, en augmentant l’impatience. Quand vint l’ordre de se porter en avant, ce fut presque avec soulagement que d’un seul pas, gagnant la zone dangereuse, un fossé bordé d’osiers à partir duquel les obus pleuvaient, le régiment, aligné comme à l’exercice, parcourut un labour aux sillons givrés. Eugène, sentant derrière lui la poussée de sa section, participait à cette union fortifiante que ses hommes éprouvaient eux-mêmes à le voir devant eux. Solidarité du péril, de l’épreuve. Il contemplait, ainsi qu’un spectacle récréatif, les obus encore éloignés éclater en tombant, leurs ricochets de fonte courir comme des cailloux sur le sol plat. À mesure qu’on se rapprochait, on prêtait malgré soi l’oreille avec un petit frisson à leur musique glapissante coupée de sifflets brusques, de plaintes aiguës. Eugène franchit le fossé, quelqu’un glissa, trouant la glace ; c’était Neuvy, qui, les pieds trempés, lança un juron. « Veux-tu mes bottes ? » dit Cassagne ; et tous de rire. Quelques mètres plus loin, dans la section voisine, doux mobiles tombèrent.