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inappliqués, dont la « sonate pour piano » constitue l’inépuisable trésor ? Voici Haydn au cœur innocent et presque enfantin ; voici la divine pureté de Mozart. Voici Beethoven, le héros, et derrière lui, au-dessous de lui, ceux qui se sont partagé son héritage. D’un bout à l’autre du siècle, voici Schubert, Weber, Schumann, Chopin, Brahms. Voici toutes les énergies et toutes les faiblesses, la puissance de l’être et ses défaillances aussi. Voici les marches, allègres ou funèbres, la paix et le trouble, la maîtrise et l’abdication de soi-même, toutes les extrémités de la joie et de la douleur. Ainsi, grâce à la sonate pour piano, l’un de nous, seul, et sur un seul instrument, peut évoquer la vie tout entière. Elle vient à lui, elle sort pour lui des touches d’ébène et des touches d’ivoire, double matière dont sont faites éternellement les deux portes de nos songes.


I

« Il y eut un homme nommé Jean, » qui paraît avoir été l’auteur de la première sonate pour piano. Né en 1660, mort en 1722, Jean Kuhnau fut, à Saint-Thomas de Leipzig, le prédécesseur immédiat de Jean-Sébastien Bach. C’est en 1695 qu’il publia sa première sonate, avec une série de sept « suites » (Partien) « pour l’agrément particulier des amateurs. » D’autres suivirent bientôt, sous ce titre : Frische Clavier Früchte (Fruits frais pour le piano). Nous dirions plutôt : Fruits verts, dont la verdeur même est ce qui nous plaît aujourd’hui. La sonate alors ne possède qu’en puissance et comme en promesse le goût et la taille que plus tard elle prendra. L’idée en est forte, mais courte. Elle ne se développe et ne s’organise pas. Déjà pourtant quelques signes paraissent : un accent, une attaque fière, une ferme réponse de la dominante à la tonique ; çà et là, dans un adagio de trois ou quatre lignes, entre deux allégros un peu secs, une ombre de mystère ou de rêve.

D’autres sonates de Kuhnau possèdent ce mérite, ou du moins ce caractère particulier, d’être des œuvres descriptives, et d’apporter ainsi un élément, peut-être même un argument, dans la grave et difficile question de la musique à sujet ou à programme. Vieille question et, pour la musique, ambition ou prétention éternelle, tour à tour reconnue et condamnée. L’antiquité l’avait admise, et le genre instrumental qui, chez les Grecs, offrait