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télégraphiaient à Bruxelles leurs hésitations devant une montagne infranchissable, il se contenta de répondre par dépêche : « Eh bien ! faites-en le tour. » Les neuf premiers kilomètres ont coûté onze millions. De temps à autre la voie coupe l’ancien sentier des caravanes et un souvenir de pitié s’élève pour ceux qui ont tant peiné ou souffert pendant ce long mois de marche et de portage qu’exigeait la route franchie par nous maintenant en moins de dix-huit heures. Jusqu’à l’inauguration du chemin de fer, qui eut lieu en 1898, il fallait cependant, pour la vitalité de l’Etat, que les marchandises du haut arrivassent en bas et que les ravitaillemens du bas parvinssent en haut. Alors il y eut à faire de grands sacrifices d’hommes et d’argent ; on a compté jusqu’à trente mille noirs employés simultanément au portage entre Matadi et le Pool. Le chemin de fer, de son côté, épuisait les réserves de travailleurs amenés à grands frais du dehors ; toutes les races noires de la côte y ont passé, et presque toutes ont failli à la tâche. Seuls les Sénégalais ont montré de la résistance. Laborieux et sobres, insensibles au climat, travailleurs vigoureux, ils ont sauvé la situation qui paraissait désespérée. Comme beaucoup d’entre eux sont restés depuis attachés aux travaux, rien ne prouve qu’ils aient été aussi mécontens qu’on l’a dit. J’en ai rencontré à tous les degrés de la hiérarchie, depuis le terrassier jusqu’au chef de gare. L’un d’eux même, investi de la confiance de ses chefs, avait si bien mérité que, sur les contrôles de l’administration, il figurait avec la qualité de « blanc à titre personnel ! » Tout autres se sont montrés les centaines de Chinois ramassés à Singapour dans un moment de détresse. Décimée par la dyssenterie, leur troupe s’est évaporée dans la désertion et dans la mort. Les malheureux s’en allaient, marchant désespérément du côté du soleil levant où, d’instinct, ils cherchaient la patrie. On n’en a plus jamais entendu parler. Si l’épreuve a été singulièrement dure, il est juste de reconnaître qu’aujourd’hui déjà, les enfans des porteurs qui ont succombé sont de bons travailleurs bien payés, point excédés de fatigue, et leur race se refait, plus vigoureuse et progressante.

Nous faisons arrêt à Tumba pour la nuit, car il y aurait trop de risques à circuler dans l’obscurité parmi les imprévus du chemin, arbres tombés, effondremens causés par les pluies, bandes d’éléphans en promenade. Dernièrement ceux-ci ont enlevé, pour le besoin de détruire, les poteaux du télégraphe