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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Gabrielle, bouleversée malgré sa raison, essayait en vain de la rassurer, mettait l’apparition au compte des nerfs malades, lui montrait l’impossibilité, la folie d’un pareil voyage, sans motif réel. Où trouver Eugène, dans cette confusion formidable d’une armée en retraite ? Il fallait attendre, espérer. Marie secouait la tête. Elle avait vu. Et pour tous, les jours s’éternisèrent dans l’angoisse du lendemain, une invisible, mais poignante approche de drame.

Une après-midi, il y avait réquisition au village. Un peloton de cavaliers étaient venus d’Amboise, sommant Pacaut d’avoir à réunir sur l’heure toutes les charrettes et chevaux disponibles. Des habitans serviraient de conducteurs. Cette charge était une des plus lourdes, les convois ainsi formés s’en allant au loin, perdus avec les colonnes. Rarement les villages revoyaient attelages et tombereaux. Pacaut, comme d’habitude, fit part large au château, allégeant au contraire celle qui incombait au régisseur des La Mûre. Puisque ces Réal aimaient tant la guerre, eh bien ! qu’ils la payassent ! Fayet courut avertir Jean Réal. Il devait livrer ses trois charrettes, ses deux baquets et sept chevaux. Mais le garde champêtre se heurtait à un refus catégorique. Cette fois, la mesure était comble. Jean Réal se rebiffait. Logiquement, il eût pu sans doute se laisser encore dépouiller de cela ; mais il ne se souciait plus de logique, il en avait assez. La goutte d’eau faisait déborder le vase. « Non ! il ne conduirait pas ses voitures sur la place, non ! maintenant il ne donnerait plus rien, pas ça ! » Il faisait claquer son ongle sur ses dents encore solides, puis, éclatant : — Qu’ils viennent les prendre !

Fayet, très inquiet, allait transmettre cette réponse. Gabrielle, attirée par le bruit, tentait de fléchir le vieillard. Il se tenait sur le perron, l’air buté, redressant son grand corps dans sa redingote longue. Marcelle et Rose, effrayées, regardaient d’une fenêtre de la lingerie, interrogeant déjà la profondeur de l’avenue. Près d’elles, la tête blonde de Céline se penchait. Un doigt levé, la jolie ouvrière enfilait une aiguille. Sa taille ronde se moulait d’un souple contour à son corsage de laine ; elle aussi, pendant ces mauvaises semaines, avait pâli. Elle travaillait toujours en silence, avec une grâce rêveuse. Les lèvres chaudes d’Henri posées sur les siennes, dans le corridor, au moment de l’adieu, lui avaient laissé une tiède, douce ivresse. Son aventure, mi-rêve, mi-réalité, l’emplissait d’un trouble mêlé de remords. Parfois elle