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que ce que l’on remplace, le manifeste s’accompagnerait de la publication d’un ou plusieurs recueils de vers qui démontreraient par l’exemple l’excellence de la théorie. Du Bellay donnerait les Sonnets de son Olive, et Ronsard les premiers livres de ses Odes ; les plus « pindariques » de toutes, celles où l’on verrait le mieux la distance qui sépare une chanson d’avec une ode. On se mit donc résolument à l’œuvre, et, au mois de mars ou d’avril 1549, paraissait la Défense et Illustration de la langue françoise, en même temps que l’Olive et les Vers lyriques de J. D. B. A. ; — au mois d’octobre le Recueil à Madame Marguerite, du même Du Bellay (Marguerite de France, duchesse de Berry, sœur d’Henri II) ; — et tout au commencement de 1550 (le privilège est daté du 10 janvier 1549), les Quatre premiers livres des Odes de P. de R. V., Pierre de Ronsard, Vendômois. Nous avons dit que dans le même temps Pontus de Tyard donnait à Lyon le premier livre de ses Erreurs amoureuses. Etienne Jodelle avec sa Cléopâtre, et Baïf avec ses Amours de Francine n’allaient pas tarder à les suivre.

Une dernière observation, avant d’aborder la Défense et Illustration de la langue françoise, ne paraîtra pas inutile. Si l’Art poétique de Thomas Sibilel a peut-être obligé Ronsard et Du Bellay d’entrer en lice ou en ligne un peu plus tôt, et autrement qu’ils ne l’eussent voulu, tous ces détails nous montrent ce qu’il y avait déjà de préformé dans leur doctrine ; et, à cet égard, c’est comme si l’on disait que la Défense et Illustration, indépendamment de son contenu, que nous examinerons plus tard, a signalé ou inauguré en France l’avènement de la critique. Ils nous montrent encore que, si la critique veut agir avec efficacité, le moyen n’en est pas tant d’attaquer directement les auteurs ou les œuvres, ni peut-être d’en produire qui leur soient supérieures ou qu’on leur préfère, mais de leur enlever ou de leur soustraire leur public, en l’inquiétant sur ses propres goûts. Et ils nous font enfin pressentir ce que sans doute on verra pleinement dans l’œuvre de la Pléiade : c’est à savoir quelle est jusque dans la production de l’œuvre d’art, — et combien grande ! — la part de la volonté.


FERDINAND BRUNETIERE.