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teurs du dogme chrétien. Mais Huxley n’entend pas être consolé de cette façon. « Écoutez encore ceci ! » dit-il à Kingsley. Et il poursuit :


L’autre jour, comme je me tenais derrière le cercueil de mon petit garçon, avec un esprit bien éloigné de toute querelle, le pasteur qui officiait lut, dans son livre de prières, ces mots : « Si les morts ne doivent pas ressusciter, mettons-nous à manger et à boire, car demain nous mourrons ! » Paul n’avait ni femme ni enfans ; de là vient qu’il n’a pas su à quel point son argument était blasphématoire pour ce qu’il y avait de meilleur et de plus noble dans la nature humaine. J’ai eu peine à me retenir d’un rire de mépris. Quoi ! parce que je suis en face d’une perte irréparable, parce que j’ai dû restituer, à la source d’où je la tenais, la cause d’un grand bonheur, on veut que je renonce à mon humanité, et que je m’abêtisse dans de bas plaisirs ! En vérité, les singes eux-mêmes en savent plus que les pasteurs ; et, quand on leur tue leurs petits, les pauvres bêtes souffrent leur souffrance, au lieu d’aller tout de suite s’en distraire en se repaissant !


Peut-être jugera-t-on que Huxley aurait pu mieux comprendre la pensée de saint Paul, ou que, en tout cas, il aurait pu se dispenser de choisir de tels argumens, s’adressant à un pasteur que, du reste, il estimait et aimait. Mais on ne doit pas oublier la situation particulière où il se trouvait, depuis la publication du livre de Darwin. Il était comme ce soldat d’un conte de fées qui, passant auprès d’un puits, en avait vu sortir la Vérité avec son miroir. Il était certain d’avoir rencontré la vérité sur sa route, et de l’avoir emmenée chez lui, et de l’y garder. Voilà pourquoi il ne pouvait « se retenir d’un rire de mépris, » quand quelqu’un, en sa présence, définissait la vérité d’une autre façon ; et quand quelqu’un osait soutenir que la vérité qu’il gardait chez lui n’était peut-être pas la vraie vérité, le galant chevalier mettait l’épée à la main et le pourfendait.


Franchissons maintenant un espace d’une trentaine d’années, et voyons, par exemple, ce que sont devenus en 1892 les beaux espoirs et les beaux projets de Thomas Huxley. Ils n’ont pas nui, en tout cas, à sa fortune personnelle. Ex-président de la Société Royale, ex-inspecteur des pêcheries du royaume, conseiller privé de la reine, Huxley est, en 1892, un des personnages les plus considérables de son pays. Mais il a, depuis longtemps, tout à fait cessé d’être un naturaliste. Il s’amuse bien parfois, durant ses vacances, à étudier une plante ou un fossile, mais ce n’est qu’un passe-temps, et où lui-même n’attache aucune importance. Les grands ouvrages commencés avant 1859 sont restés inachevés ; à peine, de loin en loin, un petit Mémoire sur quelque question générale. L’homme qui, à vingt-cinq ans, découvrait la double