Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 1.djvu/686

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il faut aller jusqu’en Russie pour surprendre alors le malaise qui résulte d’un froissement des mœurs nationales par l’importation d’une culture étrangère. Brusquement agrégés à la civilisation occidentale par Pierre le Grand, les Moscovites expérimentèrent les déchiremens intestins et les résistances violentes qui accompagnent ces opérations. L’âpre lutte de deux doctrines s’est prolongée jusqu’à nos jours entre les Zapadniki, — les Occidentaux, — et les Vieux-Russes ou slavophiles. J’ai cité ici, autrefois, quelques-uns de ces écrits où l’on retrouve les argumens, les colères, et jusqu’à la terminologie de nos polémistes récens, défenseurs ou adversaires des influences hétérogènes. Tel article de Karamsine, de Tchaadaeff, d’Aksakoff, composé entre 1800 et 1850, pourrait être traduit et inséré dans une de nos feuilles de combat : vous le croiriez, rédigé à Paris, et de ce matin.

La révolution spirituelle qui devait aboutir en France ; et dans toute l’Europe à des fins si peu prévues, aux conflits de races et d’âmes nationales dont nous sommes les témoins, se fit chez nous à la fin du XVIIIe siècle. Tout a été dit sur ce grand élan d’enthousiasme philosophique où l’on inventa l’homme abstrait, l’humanité nivelée dans une patrie commune de liberté, d’égalité, de fraternité, sans distinctions de frontières, de classes, de races. Exalté par les uns, anathématisé par les autres, le rêve de Quatre-vingt-neuf mérite mieux qu’une raillerie facile : nous pensons qu’on doit toujours parler avec respect des beaux rêves de l’intelligence et du cœur, de ceux qui attestent un effort sincère vers l’idéal. On peut regretter que nos métaphysiciens politiques aient perdu de vue cette réalité des choses hors de laquelle l’homme ne bâtit rien de solide ; on peut s’étonner que leurs arrière-petits-fils, après tant d’expériences et de déconvenues douloureuses, persistent à révérer comme un dogme les plus discutables commandemens de la déraison révolutionnaire ; et tout d’abord celui qui proscrit l’idée chrétienne au nom de principes sortis tout vivans du livre des Evangiles. Impénétrable mystère de l’histoire, qu’il ait fallu cette ruineuse tempête pour faire lever les germes déposés dans le corps social, il y a dix-neuf cents ans, et qu’on ait maudit la semence à l’heure même où l’on recueillait l’épi ! Mais nous serions autrement et tout aussi ingrats que ces réformateurs, si nous méconnaissions les parties excellentes de leur legs : ils ont laissé, sur notre horizon élargi, dans notre