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conscience sociale affinée, plus d’humanité, plus de justice, plus de déférence aux droits d’autrui. Nous avons répandu ces bienfaits sur le monde : ils se sont retournés contre nous.

Je dois rappeler, puisque je rentre ici au cœur même de mon sujet, comment le cosmopolitisme révolutionnaire engendra le nationalisme, c’est-à-dire le retour aux traditions de la race, partout où il croyait détruire l’esprit du passé. J’ai maintes fois développé ce thème, si fortement éclairé par les travaux de M. Albert Sorel ; mais nous vivons en un temps où il faut enfoncer sans relâche le clou qui fixera dans les cerveaux une notion essentielle.

Voilà donc les missionnaires de la rédemption française partis pour réformer et libérer le genre humain. Ils ressemblent moins aux évangélistes de Judée qu’aux envoyés de Mahomet : ils vont propager l’Islam de la nouvelle foi, baïonnette au canon. Hélas ! ces libérateurs emportent avec eux l’irréductible et trouble dépôt d’animalité qui sommeille en chacun de nous, et qui est si vite réveillé par les nécessités de la guerre : convoitises, violences, despotisme du plus fort. Ces libérateurs ne tardent pas à se donner un maître en qui s’incarne le génie des conquêtes. Alors même qu’ils asservissent l’Europe aux volontés de ce maître, beaucoup sont de bonne foi dans leur propos initial : ils se figurent qu’ils délivrent cette Europe, puisqu’ils lui apportent le Code civil, la liberté de pensée, tous les présens de leur Révolution. Et ils n’ont pas tout à fait tort ! Mais l’Europe conquise, brutalisée, saignée à blanc d’hommes et d’argent, l’Europe désillusionnée ne l’entend pas ainsi.

Alors commence le malentendu qui serait presque comique, si les suites n’en avaient été tragiques pour nous. Nos Français se flattaient de semer dans le monde l’idée abstraite de liberté ; la graine change d’espèce sous leurs doigts ; ils y sèment l’idée d’indépendance nationale, et, par une conséquence inéluctable, de réaction contre nous. Notre esprit révolutionnaire, humanitaire, se métamorphose au dehors en esprit nationaliste, strictement particulariste. Le mouvement qui devait, dans l’intention de ses propulseurs, unifier tous les peuples a pour effet de les séparer, de les spécialiser, de raffermir chacun d’eux dans son individualité. De ce mouvement est sorti le siècle des nationalités.

Autre ironie de l’histoire : la science, qui se vante de