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tout écrit dangereux en langue vulgaire. » Tout compte fait, malgré quelques phrases déclamatoires contre les « tyrans, » les Encyclopédistes ont eu pour idéal le bon despote, le monarque absolu, ami des lumières et des philosophes, un Frédéric II ou une Catherine de Russie. Leur vrai maître est Hobbes. Ils ignorent l’Angleterre et sa constitution, ou ils considèrent celle-ci comme anarchique. À Grandval, Diderot fait cent questions au père Hoop sur le Parlement d’Angleterre, et tout ce que lui dit l’Anglais lui paraît extraordinaire. D’Holbach, « le théoricien politique du parti, » comme dit très justement M. Ducros, tient la liberté anglaise pour pure licence : « Car ce n’est pas être libre que troubler impunément le repos des citoyens, insulter le souverain, calomnier les ministres et publier des libelles. »

On voit qu’en politique les Encyclopédistes rebroussent en deçà même de Montesquieu. Ils ne comprennent pas que la liberté politique est la garantie de toutes les autres et que, sans elle, il n’y en a et il ne peut y en avoir aucune dans une nation. Ou plutôt ils ne tiennent à aucune liberté. Ils demandent des réformes et ils les attendent de la royauté absolue. C’est une conception ; mais ultra-monarchique. Ils demandent un Louis XIV entouré de quelques Colbert recrutés dans l’Encyclopédie. Ce n’est pas une absurdité ; et certainement les grandes réformes, en France du moins, ont toujours été faites par un despotisme intelligent ; mais le malheur, c’est que c’est s’en remettre au hasard que de compter sur « le bon tyran » qui ne vient qu’accidentellement et sans qu’on puisse ni le produire ni même le prévoir.

Diderot l’avoue lui-même dans ce mot qui lui échappe : « Le seul baume à notre servitude, c’est, de temps en temps, un prince vertueux et éclairé. Alors les malheureux oublient pour un moment leurs calamités. » Voilà précisément l’imperfection assez grave du système politique des Encyclopédistes. Ils attendent la grâce d’une providence intermittente, et déposent leurs vieux sur le chemin où elle doit passer. Mais les sottises du despotisme sont telles et compensent si bien ses bienfaits qu’on peut au moins se demander si les réformes plus lentement obtenues par le système de la nation se gouvernant elle-même ne sont point préférables aux progrès rapides mais suivis d’abominables désastres ou de terribles langueurs, qui sont le fait d’un gouvernement tantôt bon, tantôt exécrable, selon le hasard