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longtemps, je comptais sur ton amitié, et le nouveau témoignage que tu viens de m’en donner n’a fait qu’ajouter à ma reconnaissance. Veuille, je te prie, la faire partager à tous les généraux qui ont bien voulu joindre leurs attestations à la tienne. Elles me sont infiniment précieuses, quoique je sois bien décidé à n’en pas faire usage. Cette circonstance, non plus que toute autre de cette espèce qui pourrait se présenter à l’avenir, ne me fera point sortir de mon caractère, et je ne répondrai jamais à aucun article des journaux. Je me persuade que le compère Gaspard du 3e régiment d’artillerie est un être imaginaire. Mais, fût-il existant, je ne lui ferais la grâce de lui répondre que d’une manière palpable. S’il savait combien peu je tiens à une futile renommée, il ne se donnerait pas la peine de l’attaquer. Que mon nom soit tout à l’heure enseveli sous la poussière, et qu’enfin ma patrie soit tranquille et heureuse. »

Elle est éloquente cette lettre qui met si vivement en lumière l’ingratitude dont, deux ans plus tard, fit preuve Moreau, lorsque, au lendemain de Fructidor, passant du côté du vainqueur, il osait écrire, en parlant de Pichegru : « Depuis longtemps, je ne l’estimais plus. » Comment douter de la sincérité des accens de Pichegru, quand elle est confirmée par tant d’autres faits et d’autres paroles si propres à prouver qu’il n’a jamais voulu trahir son pays ni se déshonorer ? Il n’en a pas moins fourni lui-même des armes à la calomnie par une imprudence coupable, laquelle laisse planer une ombre sur sa conduite et oblige l’historien de ces heures obscures et troublées à s’entourer, pour le justifier, de toute la lumière de documens irréfutables et d’évoquer, dans un cadre de vérité, le souvenir de ses actes de soldat, abominablement dénaturés par ses calomniateurs.


ERNEST DAUDET.