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a une grande valeur pour des critiques. Il est vrai que, dans beaucoup de sonnets, apparaît un Shakspeare qui n’est pas encore tout à fait Shakspeare, mais l’élevé de Lyly, de Spenser et de Sidney, l’homme qui n’a encore étudié la vie et l’âme humaine que dans l’Arcadia ; mais je distingue, dans beaucoup d’autres, l’auteur d’Hamlet et je pressens celui de la Tempête. Le professeur Dowden avait donc raison d’étendre, comme il l’a fait, la période où il est possible que les Sonnets aient été composés. Il faut s’en affliger, si l’on tenait surtout à mettre un nom sur le visage de l’ami et de la maîtresse. Il faut s’en réjouir, si l’on cherche dans les Sonnets l’évolution morale et poétique d’un grand esprit, l’histoire d’une pensée plutôt que celle d’un sentiment.


III

Cependant les « personnalistes » étaient loin d’avoir gagné la bataille. Beaucoup de Shakspeariens, non des moindres, refusaient non seulement de résoudre le problème, mais même de le poser comme les Pembrokistes et les Southamptoniens, c’est-à-dire de voir dans les Sonnets deux passions vivantes qui s’entre-croisent et se combattent. Les uns, par pudeur, s’écartaient d’une recherche où ils croyaient pressentir un mystère d’infamie. D’autres, — comme l’Allemand Delius et deux éditeurs considérables de Shakspeare, Dyee et Knight, — étaient tellement frappés des contradictions qui fourmillent dans les Sonnets, qu’il leur répugnait d’admettre que tous ces petits poèmes pussent avoir été adressés à un seul homme et à une seule femme. Comme si l’amour, comme si la nature humaine, comme si le caprice incessant des hommes et des choses ne suffisait pas à expliquer toutes les contradictions ! Celui qui n’a point aimé ou qui n’a pas vécu pourra seul s’étonner que Shakspeare ait successivement doué le même objet de toutes les perfections, puis de toutes les faiblesses, ou qu’il ait admiré celui qu’il venait de maudire. Si les critiques y avaient regardé de plus près, ils auraient découvert ces contradictions dans le même sonnet.

Si l’ami et la maîtresse de Shakspeare sont des mythes, quel est le sens des Sonnets ? Ici se produit une prodigieuse variété d’explications. M. Henry Brown s’est efforcé de nous persuader que les sonnets étaient des parodies et que Shakspeare, en les