Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/299

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’on trouvait encore, avec une existence moins large et des manières plus simples, beaucoup d’élégance et d’esprit.

Voilà le monde dans lequel il faut nous figurer Tacite, pendant la paix des belles années de Vespasien et de Titus, au moment de ses premiers succès oratoires, à cet âge heureux qui, suivant l’expression d’Aristote, n’a pas été encore humilié par la vie, et où le présent s’éclaire de toutes les espérances de l’avenir. On est tenté de penser, — et je crois qu’on ne se trompe pas, — qu’il y devait bien tenir sa place. C’était certainement un homme d’esprit ; on le sent, dans ses ouvrages, malgré la gravité qu’il s’impose. Il s’y trouve des traits mordans, de fines plaisanteries, des délicatesses charmantes d’expression, des récits d’autant plus piquans qu’ils veulent moins le paraître, et dans lesquels la malice ne se découvre que par un mot au passage et se laisse deviner sans se faire voir. Telle est, par exemple, l’histoire bouffonne de ce fou, qui, convaincu, sur la foi d’un songe, qu’il sait la place où Didon a caché ses trésors, vient les offrir à Néron, et la sotte confiance du prince, qui, comptant sur l’argent qu’on lui promet, commence par dépenser celui qui lui reste ; « en sorte, dit finement Tacite, que l’attente de la fortune devint une des causes de la misère publique ; » et la mésaventure de ce pauvre philosophe qui s’avisa de prêcher la paix à deux armées qui allaient se battre, et qui aurait été écharpé par les deux partis, si des amis prudens n’étaient survenus à temps pour le faire renoncer à sa sagesse intempestive ; ou encore l’histoire de ce général, incertain entre les partis, et craignant fort de se compromettre, qui, lorsqu’il va trouver Vespasien, se presse ou s’arrête en route, selon que les nouvelles sont favorables ou contraires. Ces passages, et bien d’autres que je pourrais citer[1], permettent de soupçonner ce qu’il devait être dans le monde ou avec ses amis, quand il n’avait pas besoin de se contraindre et qu’il pouvait laisser son ironie s’épancher en liberté.

On sait qu’à Rome les femmes n’étaient pas exclues des réunions mondaines, et même qu’elles y avaient beaucoup d’importance. Comme, pour nous, Tacite est un personnage grave, presque

  1. Je m’en voudrais de ne pas rappeler au moins ce passage de la lettre de Néron à Sénèque, où il lui dit : « Ton bras et ton épée ne m’auraient pas fait défaut, s’il avait fallu se battre. » On ne peut pas se moquer plus finement d’un professeur de philosophie. Il est à remarquer que, dans cet échange de lettres entre l’empereur et son ancien maître (Ann., XIV, 53-57), le beau rôle parait bien rester au prince.