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mais il s’avançait beaucoup s’il en tirait argument pour le costume moderne, car ce n’est point la couleur monochrome qui est inesthétique dans notre vêtement : c’est la ligne géométrique. Delacroix, qui avait pratiquement tout entrepris et qui théoriquement passait sa vie à creuser ces problèmes, le dit en termes plus forts qu’aucun classique n’en a jamais employé : Il y a des lignes qui sont des monstres, et il ajoute lesquelles : « la droite, la serpentine régulière, surtout deux parallèles. Quand l’homme les établit, les élémens les rongent. Les mousses, les accidens rompent les lignes droites de ses monumens. Chez les anciens, les lignes rigoureuses corrigées par la main de l’ouvrier. Comparer des arcs antiques avec ceux de Percier et Fontaine... Jamais de parallèles dans la nature, soit droites, soit courbes[1]. »

Et ces lignes « qui sont des monstres » ne le sont cependant point en peinture au même degré qu’en sculpture. Car, dans l’une, elles sont dissimulées par l’ombre ou par la couleur et, dans l’autre, elles apparaissent dans toute leur beauté ou dans toute leur laideur. Le chapeau dit « haut de forme, » par exemple, n’a jamais été un bien agréable accessoire pour les peintres et l’on ne peut guère citer que Delacroix dans sa Liberté, Journée du 28 juillet 1830, ou Goya dans quelques portraits qui en aient fait état. Il est cependant beaucoup moins incommode à manier pour le peintre que pour le sculpteur. Le peintre peut le mettre dans l’ombre, il peut projeter sur lui des reflets qui en varient la silhouette, déployer à son profit toutes les magies de la couleur. Dans tous les cas, comme il ne le montre que sur un plan, il peut tordre ses lignes dans le sursaut des raccourcis. Le sculpteur, lui, est tenu de le prendre tel qu’il est et de l’introduire dans son monument tel qu’il sort de chez le chapelier. Il ne peut ni le colorer, ni le dissimuler, ni le montrer sous un seul angle. En tournant autour du monument le spectateur découvrira toujours le point où sa forme la plus fâcheuse apparaît. Par conséquent telle forme inesthétique peut être interprétée par le peintre, sans qu’on puisse en tirer le moindre argument pour le sculpteur.

Cette différence essentielle n’a pas arrêté les théoriciens. Tenant pour établi que « l’utilité, » comme le dit Guyau, « constitue toujours comme telle une certaine beauté » et que « tout ce qui

  1. Journal d’Eugène Delacroix, t. I, 1843.