est réel et vivant peut, dans certaines conditions, devenir beau, » — ils en vinrent à proclamer l’égalité de toutes les formes devant l’esthétique. Et d’abord, l’égalité de toutes les formes naturelles. « Le corps fût-il moins fort et moins beau que celui des athlètes de Polyclète ou des géans charnus de Rubens, déclare l’éminent philosophe, la tête aurait acquis une beauté supérieure. N’est-ce donc rien, même au point de vue plastique, qu’un front sous lequel on sent la pensée vivre, des yeux où éclate une âme ? Même dans le corps entier, l’intelligence peut finir par imprimer sa marque. Moins bien équilibré peut-être pour la lutte ou la course, un corps fait en quelque sorte pour penser posséderait encore une beauté à lui. La beauté doit s’ intellectualiser pour ainsi dire[1]. »
Mais quelle beauté un cerveau pensant peut-il bien imprimer dans un corps déjeté ? Voilà ce que jamais le philosophe n’a pu nous dire... Une beauté perceptible à notre âme, une force accessible à notre intelligence, oh ! sans doute I Nous le voyons assez, et les arts qui s’adressent directement à notre intellect, comme la poésie, comme le drame, pourront nous révéler cette force dans un corps faible et cette beauté dans un corps contrefait. Au théâtre, l’oreille entend les paroles qui nous révèlent la grandeur de l’âme logée dans une enveloppe débile. L’histoire ou le roman peuvent entourer l’avorton de tels prodiges que nous en venions à l’admirer. Mais le sculpteur, ne pouvant ni nous parler comme l’historien, ni nous faire voir une suite d’actions comme l’auteur dramatique, ne s’adressant qu’à nos yeux, ne peut rendre témoignage que de l’espèce de grandeur et de beauté que perçoivent les yeux. C’est à l’historien qu’il appartient de nous montrer le prestige d’un saint Paul petit, laid, maladif, chassieux. C’est du poète que nous attendons la beauté d’un chimiste luttant contre la mort et lui arrachant, en même temps que son secret, la vie de plusieurs millions d’êtres humains. Pour le sculpteur, il ne peut nous montrer saint Paul athlète de la foi qu’en lui donnant des muscles d’athlète. Il ne peut nous figurer le chimiste terrassant la mort qu’en le douant d’une assez forte musculature pour triompher de ce prodigieux ennemi. Car, encore un coup, ces figures ne parlent pas et ne se prêtent pas à une série d’actions successives. Ce sont leurs proportions grêles ou puissantes, leurs attitudes languides ou contractées
- ↑ M. Guyau, Problèmes de l’Esthétique contemporaine.