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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/795

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commençait par grossir le fait vrai ; à force de répéter cette exagération, il se persuadait qu’elle était la vérité et il la traitait en conséquence, c’est-à-dire il l’exagérait de nouveau. Il arrivait ainsi d’exagérations en exagérations à soutenir ce qui n’était pas vrai, sans avoir menti, don heureux qui n’a pas été le plus inutile de tous ceux prodigués à cette riche nature ! Il ne faut accueillir qu’avec précaution ses propos et ses récits. Personne cependant n’a plus protesté de son culte pour la vérité ; il s’en est vanté autant que de son patriotisme. « On doit toujours dans les affaires dire la vérité, » affirmait-il un jour. Voyant une expression de surprise et d’incrédulité sur les visages, il ajouta : « On ne vous croit pas, et cela sert. » Pour son compte, il a peu employé ce stratagème.

Il est diverses manières de chercher le succès : les vaillans y marchent par les hardiesses intrépides qui exaltent ou fracassent. Peu martial si ce n’est en paroles, il ne s’avançait qu’à coup sûr, par replis, cachant ses vues personnelles sous l’écorce du bien public. Voulait-il renverser un gouvernement, il laissait aux casse-cou de l’assaillir à face découverte ; il se rangeait à l’ordre constitutionnel quel qu’il fût. Sous prétexte de l’améliorer, il le discréditait, et, au jour de la défaillance, il lui lançait le lacet au cou, mais toujours en cachant sa main. Au moment de l’action, il se dérobait ; dès qu’il était sûr d’être dépassé, il devenait prudent ; de cette manière, il avait par ses amis les bénéfices de la violence et par lui-même les profits de la modération.

Sa conviction que l’intérêt supérieur de la France était d’être gouvernée par M. Thiers lui avait inspiré la maxime : Le roi règne et ne gouverne pas. Sa naissance ne lui permettant pas d’aspirer au trône, il concède au monarque de régner pourvu que celui-ci lui permette de gouverner. Tant qu’il espère convaincre le prince de son choix, il n’épargne aucune dureté à la République, « elle tourne au sang ou à l’imbécillité[1]. » Le roi Louis-Philippe

  1. Discours du 17 mars 1834 : « La république a été essayée d’une manière concluante, suivant nous. On nous objecte toujours : Ce n’est pas la république sanglante comme celle de ces temps que nous voulons ; nous la voulons paisible et modérée. Eh bien ! on commet une erreur grave quand on dit que l’expérience n’a pas porté sur deux points. Il y a eu une république sanglante pendant un an, mais pendant huit à neuf ans, c’était une république qui avait l’intention d’être modérée, qui a été essayée par des hommes honnêtes, capables. Sous le Directoire, c’étaient des hommes comme Laréveillère-Lépeaux, Barthélémy, Rewbell, Sieyès ; Carnot, hommes modérés, honnêtes, capables, qui voulaient, non pas la république de sang, mais la république [paisible. La victoire n’a pas manqué à ces hommes ; ils ont eu les plus belles victoires : Rivoli, Castiglione et mille autres ! La paix ne leur a pas manqué non plus, car Napoléon leur avait donné celle de Campo-Formio, la plus sûre et la plus honorable. Cependant, en quelques années, le désordre était partout ; ces hommes d’État étaient honnêtes, et cependant le Trésor était livré au pillage, personne n’obéissait ; les généraux les plus modestes, les plus probes, des généraux comme Championnet et Joubert, refusaient d’obéir aux ordres du gouvernement ; c’était un mépris, un chaos universels, il a fallu que des généraux vinssent renverser ce gouvernement (passez-moi l’expression) à coups de pied, et se mettre à leur place. Ainsi, dans ces dix ans, il s’est fait en France une expérience concluante sous les deux rapports. On a eu la république non seulement sanglante, mais la république clémente, qui voulait être modérée et qui n’est arrivée qu’au mépris, quoique, en majorité, les hommes qui la dirigeaient fussent d’honnêtes gens. Aussi la France en a horreur ; quand on lui parle république, elle recule épouvantée. Elle sait que ce gouvernement tourne au sang ou à l’imbécillité. »