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s’obstine à gouverner ; alors il se fâche et commence à regarder la République d’un œil adouci. Cette évolution n’a été extérieurement visible qu’après 1870, et s’il avait disparu avant cette époque de la scène du monde, il eût été, dans le débat toujours ouvert entre la république et la monarchie constitutionnelle, une des autorités les plus imposantes invoquées en faveur de celle-ci. En réalité, son adhésion intime à la République se sent dans les discours de l’Adresse de 1848. Après 1848, il se découvre, déclare que la République est le gouvernement qui nous divise le moins, et l’accepte sincèrement dans l’espérance d’en devenir le président.

Quiconque ne s’apprécie pas à sa juste valeur est incapable de produire une œuvre supérieure ou d’accomplir une action mémorable. Tant d’envieux abasourdissent de leurs sottes critiques ceux qui sortent du pair que, s’ils s’en rapportaient à l’opinion d’autrui, ils s’arrêteraient découragés au premier essai : si Corneille après le Cid eût écouté les censeurs, nous eussions perdu Cinna et Rodogune. On ne saurait donc blâmer Thiers d’avoir eu le sentiment de ses forces, et la pétulance avec laquelle il le manifestait était moins choquante que l’orgueilleuse modestie sous laquelle d’autres le dissimulent. Par malheur cette confiance légitime en lui-même n’avait pas tardé à tourner en véritable adoration ; il s’était monté à une outrecuidance de présomption que rien ne déconcertait, et il considérait comme une offense tout refus d’encens à son autel.

Dès qu’il était atteint dans cette idolâtrie du soi, il perdait tout sang-froid ; son esprit si perspicace et si mesuré d’ordinaire ne voyait plus clair, ne gardait plus aucune mesure, se trompait