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En effet, un public, comme une foule, est parfaitement incapable de rien créer ; il ne saurait ni prendre une initiative, ni s’aviser d’aucune idée nouvelle : « Toute initiative féconde émane d’une pensée individuelle, indépendante et, forte ; et pour penser, il faut s’isoler non seulement de la foule, comme le dit Lamartine, mais du public. » Même un public n’existe que par la volonté du meneur qui l’a fait naître et il est à sa ressemblance. Car on a remarqué qu’une foule conserve certains traits de race, que les foules latines ou, si l’on veut, méridionales se ressemblent et diffèrent des foules des pays du Nord. Il n’en est pas de même du public qui reflète uniquement l’humeur et l’esprit du publiciste. Celui-ci peut d’ailleurs longtemps retenir son public et c’est par là qu’il se distingue du meneur de foule. Le journaliste en renom est comme le comédien en réputation : il dure, tandis que passent autour de lui, se succèdent et s’usent les hommes d’État. On lui pardonne de vieillir, On lui pardonne jusqu’à ses palinodies, ou plutôt, telle est ici la force d’une espèce d’envoûtement ! on ne s’en aperçoit pas. C’est ce que prouve le cas de tant de lecteurs qui ne cessent pas d’être de l’opinion de leur journal, encore que leur journal en change assez souvent. D’autre part, les progrès modernes, et l’outillage perfectionné de la presse ont pour résultat de mettre à la disposition de l’homme entreprenant et hardi des moyens tout nouveaux et d’une puissance inouïe pour manifester, répandre, propager sa pensée. Rien d’ailleurs ne s’oppose à lui ; il ne trouve devant lui, grâce à l’universel nivellement, aucun obstacle, et il peut à son gré, suivant son caprice ou son intérêt, créer les mouvemens de l’opinion. Tout est remis entre les mains de quelques meneurs et le vieil adage continue de se vérifier, d’après lequel tout le genre humain ne vit que pour quelques-uns. Cela est plein de conséquences, parmi lesquelles il peut en être de fâcheuses : car encore reste-t-il à savoir qui seront ces quelques-uns et qui mènera les meneurs. Bornons-nous à indiquer la conclusion piquante, et d’ailleurs logique, à laquelle on aboutit quand on vient d’étudier l’importance grandissante de la vie et de la pensée en commun : c’est que le temps de la démocratie, du suffrage universel et de la vulgarisation à outrance, 1ère des foules et l’ère du public, marque, de l’aveu des maîtres de la psychologie collective, l’avènement du pouvoir sans contrepoids de l’individu.


RENE DOUMIC.