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l’impérialisme se manifeste aux yeux de l’univers. C’est un jeu d’esprit, ou peut-être l’effort d’une conscience honnête et alarmée comme celle de M. Asquith, de le confondre avec autre chose, par exemple avec l’ancien système colonial de l’Angleterre que nous avons tous admiré, parce qu’il répondait assez bien à la définition que M. Asquith a donnée de l’impérialisme. Si la définition était exacte, l’impérialisme n’aurait rien de nouveau ; il serait le développement logique d’une chose ancienne et bonne ; mais il n’est pas seulement cela, et il s’y mêle d’autres élémens.

C’est une tendance, avons-nous dit ; c’est un état d’âme ; c’est une ivresse particulière qui s’empare des cerveaux et des cœurs jusqu’ici les plus sains pour les disposer à la fraude, à la brutalité, à la violence, et pour y donner le pas sur tous les autres à ces sentimens et à ces moyens d’action. Qu’on nous dise que l’intérêt de l’Angleterre le veut ainsi, soit : cela, du moins, est intelligible. Il y a malheureusement dans l’histoire de tous les peuples des atrocités qui ont été jugées peut-être à tort nécessaires, et devant lesquelles la raison d’État n’a pas reculé. Mais ce sont des choses que l’on fait et dont on ne se vante pas. Est-ce que l’Angleterre s’est jamais vantée de la façon dont elle a dompté l’Irlande ? L’impérialisme érige les faits de ce genre en système ; il les approuve en doctrine ; il les divinise presque, et c’est pourquoi il est odieux. Nous voudrions bien qu’on nous montrât en lui un atome de moralité. Il n’y en a pas trace à travers toute l’œuvre, d’ailleurs remarquable, de ce Rudyard Kipling, le romancier en vogue, dans les récits duquel l’impérialisme s’est reconnu comme dans un miroir fidèle. Et qu’y voyons-nous, sinon que l’action est toujours bonne, de quelque manière qu’elle s’exerce ; que la force porte en soi sa propre justification ; que l’esprit d’aventure, même dans ses plus cyniques excès, est le plus digne d’un homme ; qu’une odeur salubre s’exhale du sang versé, pour quelque cause qu’il soit versé ; enfin, que la matière est mue par des agens aveugles comme elle, auprès desquels la fatalité antique était pur enfantillage, et auxquels il convient de s’abandonner pleinement ? La vie désirable est une succession de sensations fortes et d’ailleurs quelconques. Les héros de Kipling s’agitent dans une atmosphère lourde, échauffée, imprégnée d’exhalaisons capiteuses, et, sans doute pour mieux s’adapter à ce milieu particulier, ils ont tous généralement un grain de folie. La pensée noble, élevée, généreuse, est absolument absente de ces récits, aussi bien que de la pure politique impérialiste. Cette littérature et cette politique nouvelles se proposent, consciemment ou inconsciemment, de