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inventé une certaine manière de dire un passage ; que Mlle Duchesnoy ou Mlle Gaussin en avait une autre, et que Talma avait trouvé certaines attitudes qui n’étaient qu’à lui. Je crains que Racine ne leur eût pas su beaucoup de gré de cette part de collaboration qu’il n’avait pas sollicitée. Il ne laisse pas tant de liberté à ses interprètes. C’est peut-être ce qui rend ses pièces plus difficiles à jouer : il ne s’agit pas ici d’inventer ; il faut comprendre. Un acteur ne devrait pas aborder le répertoire de Racine sans s’être d’abord enquis des procédés d’expression très particuliers qui seuls y sont de mise ; mais c’est le malheur chez nous que les comédiens jouent les rôles de Racine comme ceux de Corneille, ceux de Corneille comme ceux de Shakspeare et ceux de Shakspeare comme ceux de Dumas père. Le drame appelle la déclamation ; on peut dans les pièces de Corneille se guinder et dire des injures aux Dieux. » La tragédie de Racine n’admet pas la déclamation, veut une extrême sobriété de gestes, et surtout ne doit pas être récitée comme on fait de beaux vers destinés à être dits. L’intensité du regard y supplée aux éclats de voix, aux attitudes et aux gestes. C’est ici qu’il s’agit, comme on dit, de jouer serré. Ces héros sont des gens maîtres d’eux-mêmes, qui se dominent, se possèdent, se surveillent et se savent surveillés ; leur secret échappé dans un moment de surprise ou sous le coup d’une émotion trop forte n’apparaîtra qu’à des regards déjà prévenus et ardemment fixés sur eux. Rien d’inutile, aucun trait qui ne porte, pas un mot, qui n’aille droit à son but. C’est ce dont l’acteur devrait d’abord s’être pénétré. Je sais bien qu’à l’heure qu’il est, ces recommandations paraîtront oiseuses, et qu’il n’y a pas grande utilité à indiquer comment il faut jouer des pièces qu’on se soucie surtout de ne pas jouer. Mais il n’en sera pas toujours ainsi ; nos tragédies retrouveront de zélés interprèles et il n’aura pas été superflu de préparer à ceux-ci les moyens d’entrer plus intimement dans le dessein du poète. Je sais aussi que les comédiens ne se renseignent guère auprès des docteurs en Sorbonne, et reconnaissent à la critique tout juste le droit de les louer : dans leur jeu, ils s’inspirent de la tradition créée par d’autres comédiens, ils suivent leur tempérament quand ils en ont un, ils reproduisent à satiété des « effets » qui une fois leur ont réussi. Mais il n’est pas indifférent que la critique, en rectifiant les erreurs du public, y répande un courant d’opinion auquel il faudra bien que l’acteur se conforme puisqu’il risquerait, sans cela, je ne dis pas de trahir les intentions de Racine, mais de manquer l’applaudissement.


RENE DOUMIC