Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/338

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poème, où se fait reconnaître une certaine érudition classique. Là, un prêtre égyptien tient ce discours au César voyageant sur le Nil :


Veux-tu continuer de vivre dans la mort, aussi royalement que tu l’as fait jusqu’ici ? Non pas conscient de toi-même à la vérité, mais jouissant, malgré tout, d’une existence éternelle et assuré de ne t’exposer jamais à la honte, aux tourmens d’une réincarnation vulgaire ? Souhaites-tu de ne pas échanger sans gloire ton être impérial contre la banalité d’une vie humaine peut-être, mais plébéienne sans doute, avec son opprobre, ses misères et ses épreuves ? Fais donc ainsi que nos monarques du passé. Dresse des montagnes de pierres sur l’étroite demeure de ton cadavre, des montagnes de pierres qui soient à jamais indestructibles.


Précaution décevante encore une fois, car le poète et son interprète égyptien oublient trop ici que les pyramides ne sauraient, en tous cas, durer plus que le globe qui les porte. Un jour ou l’autre, s’il faut en croire ses propres leçons, les atomes précieux des Pharaons rentreront dans le torrent de l’être sur quelque monde planétaire ; sans parler des indiscrétions inattendues des archéologues modernes à leur égard, ni des particules de leur chair auguste qui s’égrenèrent au cours de leur vie terrestre, alors que leurs tissus s’émiettaient chaque jour par le jeu des phénomènes biologiques. Nul ne peut se flatter d’éluder les lois égalitaires de la vie et de la mort.

Quoi qu’il en soit de ces grands de la terre, chacun n’a pas la possibilité d’élever des montagnes de pierres sur ses restes mortels, et, chez notre paysan souabe, les usuriers se voient réincarnés bientôt dans les plantes hostiles à l’homme, orties, ou feuilles épineuses, et sont dévorées sous cette forme par les bestiaux, les chèvres et les oies, que l’on sait friandes de ce régal[1].


C’est un symptôme révélateur, un mauvais témoignage, ô homme, que tes sentiers soient marqués par la floraison des orties. Elles croissent sous tes pas, ces hideuses verges brûlantes… elles entourent tes champs de repos, tes cimetières, tes demeures et tes granges. — Jouis donc de l’avant-goût de ton enfer, usurier au cœur impitoyable… Les vaches, les chèvres et les oies seront enfin tes héritières. — O vous, chèvres, du fossoyeur, combien de générations déjà ont passé entre vos dénis, et, pourtant, vous avez toujours et sans cesse réclamé davantage. Quelle ironie ! — Voici qu’elles s’approchent du mur, les deux petites filles du pauvre journalier armées de gros gants d’étoffe et d’une faucille (pour couper les orties). Quels furent donc les

  1. II, 23.