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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/404

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La nature ne réalise que bien rarement ce type de délicatesse idéale. On y supplée par la toilette, la coiffure, les cosmétiques et les fards. Une touche de rouge, adroitement appliquée, fait paraître la bouche plus petite ; les joues masquent leur incarnat d’une couleur souvent, hélas ! plus crayeuse qu’ivoirine. J’ai vu dans les campagnes des figures rondes et vermeilles, et si plaisantes qu’elles me donnaient envie d’en emplir la paume de mes mains, dissimuler déjà sous le blanc de céruse leur fraîcheur de pomme mûre. Et cet unique genre de beauté où depuis des siècles se modèlent toutes les femmes japonaises, atténuant et corrigeant, comme une infraction aux bienséances, ce que leur visage peut avoir d’original et d’individuel, finit par leur imprimer la grâce impersonnelle et mièvre des figurines peintes. Les Européens en gardent une impression de poupées, et même de poupées un peu difformes, si l’on juge du haut de notre esthétique leur buste trop long, leurs hanches trop étroites, leurs jambes presque cagneuses. Mais ces poupées pleurent de vraies larmes. Sous le vernis de la politesse, leurs âmes se débattent parfois en de rudes angoisses. Et leurs manches, leurs amples et longues manches, reçoivent souvent pour les étouffer des soupirs et des sanglots que le cérémonial du Japon ne veut pas entendre.

Ah, ces manches qui descendent presque jusqu’à terre, quel rôle elles jouent dans la vie de la Japonaise ! Elles ont la profondeur d’une besace et la légèreté d’une aile. Ce n’est pas seulement un réceptacle d’où sort tout ce qui peut sortir d’une poche, d’un manchon, d’un sac de voyage, ni même, quand le bras se lève à la hauteur du front, un écran commode où la jeune fille peut cacher son fou rire et la jeune femme ses larmes folles. Il semble que les visages en y déposant leur masque officiel, et que tant de confidences recueillies, tant de rougeurs ou de pâleurs dissimulées, tant de pleurs essuyés, les aient imprégnées d’une humaine compassion. La poésie bouddhiste et populaire prête une âme à ces manches dont la seule expression de les tordre signifie qu’il en ruisselle des larmes. Le mourant que sa mère appelle des bords de l’autre monde se sent poussé vers la délivrance infinie, comme jadis sur les chemins de la vie, par les manches maternelles qui connurent la misère de vivre. Quand deux amans se quittent, ils se disent que leurs, manches sont éternellement séparées, mais souvent, à l’instant même qu’ils le disaient, les manches pitoyables et oublieuses de l’injure