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s’accrochaient sur le seuil au montant du shoji. Elles perçoivent à travers les distances la pensée des absens et reconnaissent au simple contact les manches déjà frôlées dans les vies antérieures. Elles arrêtent à toutes les branches d’arbres l’imprudente et furtive amoureuse qui se hâte dans la nuit. Et ce sont elles que la main du jeune homme sollicite, comme si elles avaient le don de persuader et de transmettre le désir.

De la naissance à la mort, la Japonaise marche entre leurs deux ombres qui grandissent à mesure que le soleil décline et s’allongent devant elle jusqu’à confondre leur mystère avec celui de la tombe.


II

On a dit que les Japonais ne prenaient pas la vie au sérieux. Cependant, je suis frappé de voir comme tout dans leur ancienne éducation répondait à cette idée que la vie ne nous est pas commise uniquement pour en jouir. Mais on ne peut qu’admirer l’art subtil avec lequel leurs éducateurs ont su donner aux plus dures contraintes l’aisance des gestes naturels et, du moins chez la femme, un air de grâce instinctive à une austérité quasi lacédémonienne. Nulle rigueur apparente ; aucune brusquerie ; point ou très peu de châtimens corporels ; une affection tempérée, toujours égale et rassise : il semble que les enfans s’élèvent tout seuls et que le Japon leur soit un paradis qui n’aurait point de fruit défendu. Mais Jean-Jacques n’a pas machiné plus ingénieusement ni plus sûrement la maison, le village, les jardins, la campagne où son Emile apprend à vivre, que la vieille civilisation japonaise, sans truc particulier ni coup de théâtre, n’a disposé ce paradis en vue de leur édification traditionnelle. L’enfant y est mené comme par des mains invisibles vers des fins immuables. Il ne se rend pas compte de la discipline à laquelle il obéit : ses instincts s’y forment ou s’y déforment avec la même inconscience que jadis ses membres ont dû s’amenuiser sous les triples bandages dont les mères compriment leur grossesse, pour s’épargner des couches trop pénibles et aussi pour mieux satisfaire à l’idéal de la race.

Je ne crois pas que nos fillettes aient une vie plus heureuse et plus libre que les petites Japonaises. Et pourtant comparez-les au moment où elles achèvent leur adolescence et touchent à l’âge