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cette façon d’élever la jeunesse dans un monde où elle ne doit pas vivre, au lieu de l’introduire tout de suite dans celui qu’elle doit habiter. Et pourtant, n’est-il pas utile d’arracher un moment le jeune homme aux étreintes de son milieu habituel, de l’empêcher ainsi de trop s’imprégner des préjugés de ceux qui l’entourent, de lui élargir le cerveau en lui faisant entrevoir une autre société que la sienne, des gens qui ont d’autres usages et d’autres idées ? Ce qui au moins est certain, c’est qu’à Rome l’éducation grecque a produit les meilleurs résultats. Rome lui doit des qualités qui ne lui étaient pas naturelles ; tout ce qu’elle a eu, par momens, de généreux, de large, de libéral lui est venu de là. Seule, et s’enfermant en elle-même, son caractère naturellement raide, impérieux, étroit, et ce qu’y ont ajouté d’égoïsme et de dureté ses instincts de domination, et l’âpre souci de ses intérêts, n’auraient fait que s’exaspérer chez ce peuple de paysans, de soldats et de juristes. Il lui fallait aller à l’école de la Grèce pour y prendre le goût des choses de l’esprit, vers lesquelles elle n’était guère portée d’elle-même, et surtout pour s’initier à ce qui est la vertu grecque par excellence, le sentiment de l’humanité. Le mélange des qualités des deux peuples était nécessaire pour former cette civilisation romaine, dont nous vivons encore.

Il est impossible que Tacite, intelligent comme il l’était, ouvert aux curiosités de l’esprit, n’ait pas profité de la culture grecque. Malgré sa défiance de la philosophie, on sent bien, quand on le lit, qu’il l’a étudiée ; il en a certainement gardé quelque chose, s’il n’a pas voulu tout prendre. Il était très patriote ; on le voit à la joie qu’il éprouve quand il raconte quelque succès des Romains ; mais son patriotisme n’est pas étroit ou aveugle. Il ne se croit pas obligé de maltraiter les ennemis de son pays ; il est beaucoup plus juste pour Arminius que Tite-Live pour Annibal. Quand il s’agit du passé, il ne regarde pas comme un devoir de faire à Rome une histoire qui ne contienne que des triomphes, et, par exemple, il ne conteste pas, comme beaucoup d’autres, qu’elle ait été prise par Porsenna. Dans le présent, il ne se laisse pas duper par ces grands mots dont se servaient ses compatriotes pour justifier leur domination, et ne les répète qu’avec un sourire. Pline l’Ancien ne comprend pas que les nations barbares, qui sont si misérables chez elles, ne viennent pas se jeter d’elles-mêmes sous le joug