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Le petit Martin garde de cet horrible aventure une sorte d’hébétude nerveuse, dont il ne se guérit qu’après plusieurs années, et précisément dans une circonstance où il a pris la défense d’un chien blessé par de mauvais garnemens. Parvenu cependant à l’âge d’homme, il recueille l’héritage de son père, enrichi par le travail, et se trouve propriétaire d’un beau domaine rural. Mais, loin d’imiter la bonne administration paternelle, le jeune fermier, sous l’empire d’une irrésistible vocation, ne songe qu’à alléger les souffrances des animaux, à atténuer la brutalité de ses voisins, à prêcher de parole et d’exemple en faveur de ses amis opprimés. Il passe des journées entières auprès d’une montée trop rapide afin de pousser à la roue les lourds chariots, offrant quelque monnaie aux voituriers, pourvu qu’ils s’engagent en retour à modérer l’usage de leur fouet. De la part des humains, cet apostolat ne lui procure toutefois que méfiance, soupçons, malveillance, et bientôt antipathie déclarée. Car les nouveautés sont suspectes au paysan, surtout quand elles lui semblent à ce point impratiques, et les concitoyens de notre rêveur lui témoignent bientôt une haine sauvage. Bien plus, par une méchanceté raffinée, quelques-uns s’efforcent de l’atteindre au point sensible, en infligeant à ses bestiaux d’odieuses mutilations. — Alors, sous l’aiguillon de ces persécutions féroces, sa monomanie s’exalte jusqu’à lui persuader qu’il est le Sauveur, dont le sang est nécessaire aux animaux pour se voir racheter à l’égal de l’homme. Les forces décuplées par la folie, il parvient à atteindre un tronc d’arbre mort, qui se dresse au-dessus du village, sur une paroi rocheuse inaccessible, dominant toute la vallée. Et, là, il se crucifie de ses propres mains, sous les yeux de ses persécuteurs, éperdus d’horreur et de colère à la pensée que ce martyr, dont ils ne peuvent enlever les restes, va demeurer comme une malédiction éternelle suspendue sur leurs têtes coupables[1]. L’incendie des habitations et la ruine de la contrée ne tardent pas d’ailleurs à venger mieux encore l’infortuné « Sauveur des animaux. » La description de ces événemens inouïs ne manque pas d’une certaine grandeur, et, témoignant

  1. La cause des animaux vient de trouver dans l’Allemagne du Sud un martyr qui n’est pas un personnage imaginaire. Un publiciste autrichien, Rudolph Bergner, a mis récemment fin à ses jours pour avoir porté une âme trop exaltée dans la défense de la morale extensive ; des persécutions réelles ou supposées l’ont comme le Sauveur des animaux amené à cette décision extrême. Voir Gessmann, Rudolf Bergner, Vie et souffrances d’un idéaliste et ami des bêtes, Leipzig, 1901.