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C’est le jour de Noël que je visitai Inkoo, et le souvenir m’en est resté radieux. J’étais arrivé dans la nuit au terminus provisoire de l’embranchement que les Russes ont construit pour relier la grande ligne à la rive gauche de la rivière de New-Chwang-, presque en face de la tête de la ligne anglaise New-Chwang-Pékin. Au matin, par un grand soleil et une gelée douce de 20° C, je m’acheminai vers la ville située à une lieue de la gare. La rivière, que l’on côtoie, est extrêmement large et profonde ; elle est gelée, mais le flux et le reflux y brisent sans cesse la glace qui, à marée basse, pend avec des airs lamentables. La route qui longe la rivière est sillonnée incessamment d’hommes et de bêtes : nous sommes ici en pleine Chine fourmilière. D’abord, des piétons comme moi, généralement pressés, filant de leur pas élastique et silencieux vers la ville que l’on devine tout là-bas ; puis, des coolies portant dans les corbeilles ou sur la perche d’un balancier les objets les plus divers : terre, neige, eau, légumes, fumier, ordures, grains, fourrage, etc. Plus loin, voici des policiers chinois, extraordinairement encapelinés de rouge et perchés très haut sur des poneys. Puis voici des charrettes à deux roues, informes roulottes non suspendues, secouantes, brisantes, dans lesquelles se font transporter les gens cossus. Près d’un pont de bois branlant et biscornu, s’est formé un embarras de voitures. Les charrettes de routiers, à roues massives hérissées de gros clous, sont traînées par sept chevaux ; sous l’action des énormes fouets, tout cet attelage s’élance brusquement, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, s’enchevêtrant dans les traits qui pendent, ou parmi les bêtes d’un attelage voisin ; et ce sont des jurons sans fin : on crie, on siffle, on vocifère, on se dispute. Ces attelages de poneys font ma joie : ils ont un air éveillé, mutin, et, au moindre bruit qui les occupe, ils orientent tous en même temps, du même côté, leurs sept paires d’oreilles. Comme leurs conducteurs, ces charmantes bêtes font plus de remue-ménage que de besogne utile, et il me faut patienter longtemps. Je passe enfin, dans la poussière dorée, au milieu de ce chaos de bruyante foule jaune. Et toujours à mes côtés circulent sans fin des coolies misérables et déguenillés ; fourmis sans nom, rarement rassasiées, contentes de bien peu, patientes et insouciantes, ils sillonnent la route incessamment, parlant haut dans leur langage rude, nasillard, aux aspirations chantonnantes.