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précises. Ce sont des lettres d’affaires au lieu de rêveries politiques. Pas à pas, avec force « garde à vous, » Frédéric dirige personnellement ses hommes dans leur rôle d’espions officiels. S’il les trompe sur ses secrets desseins, — si, par exemple, en les chargeant d’une négociation, il leur confie non pas ses vues véritables, mais les vues qu’il veut qu’on lui suppose, en quoi il suit les vraies traditions de l’art, — il s’attache, au contraire, à les tenir toujours au courant du gros de ses affaires, en les guidant sur chaque piste intéressante. Il enseigne à l’un à « faire le mystérieux, à ne parler que par si et par mais, » pour intriguer lord Carteret ; à l’autre, qui est aux prises avec les ministres de Marie-Thérèse, « à simuler d’être leur dupe pour leur tirer adroitement les vers du nez. » Ses hommes doivent raisonner, discuter sans contrainte avec lui dans leurs dépêches, en mettant toujours toutes choses au pire, car « on passe plutôt à une sentinelle d’avoir donné une fausse alarme que d’avoir manqué de vigilance et de s’être laissé surprendre. » A lui de rectifier leurs vues, s’il le faut, non sans faire passer parfois sur eux son humeur. « Vos relations sont d’un secrétaire de Pitt, » mande-t-il à Michell, son représentant à Londres, un jour qu’il est mécontent du cabinet de Saint-James, et une autre fois, sur un rapport de Knyphausen où les affaires de France sont fort bien étudiées mais dans un sens qui lui déplaît, il écrit au dos : « Relation d’un jeune homme. Ventus Gallus ! » N’empêche qu’à force de travail, Frédéric fait de bonne besogne avec un outil médiocre, parce qu’il est lui-même tout entier dans la personne de ses agens, parce que c’est lui qui veille et voit par les yeux de ses « sentinelles. »

Et son cabinet est aussi le mieux informé des cabinets européens. Point de bureaux dans ce cabinet de Potsdam : pour la besogne matérielle un seul secrétaire intime, — c’est le vieil Eichel, — qui jamais ne quitte son maître, en paix comme en guerre, et qui lui est si indispensable que, le jour où il se fait prendre par l’ennemi, comme à la bataille de Soor, Frédéric se voit du coup paralysé dans son travail. Il y a bien, à Berlin, un ministre des Affaires étrangères, il y en a même le plus souvent deux à la fois qui se surveillent l’un l’autre, mais ce ne sont que des commis, les chefs d’un bureau auxiliaire, d’une succursale du cabinet. Frédéric leur confie les questions de forme ou de droit, avec les détails de la vie courante ; mais pour toute