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L’île silencieuse où séjournent les dieux.
Le temps ne les a pas respectés. Ils sont vieux.
Et leurs cheveux sont blancs et leurs barbes sont blanches.
Vois Bacchus corpulent qui saisit, lève et penche
L’amphore vide d’où ne roule plus nul vin.
Son thyrse est un cep mort sans pampre ni raisin,
Et l’inquiet Hermès lui compare en pensée
Le bâton nu qui fut jadis le Caducée
Où ne s’enroulent plus les mystiques serpens ;
Les satyres lassés auprès des Ægypans
Dorment ou lourdement s’étirent, et la corne
Pastorale est rompue au front osseux des faunes.
Ne reconnais-tu point en ces spectres errans
Les fantômes des dieux que le monde a crus grands ?


Le poète est de ceux qui regrettent le temps où le ciel sur la terre « marchait et respirait dans un peuple de dieux. » Alors tout était jeunesse, beauté, rythme, harmonie. Mais ce temps n’est plus. Au moment même où le poète essaie de le recréer par son art, il sent la vanité de son effort. Les choses dont il essaie de se donner le mirage et l’illusion sont à jamais disparues. C’est la nostalgie de l’exilé vers un pays qui lui est fermé pour toujours. Et, blessé par la rudesse de la vie, dédaigneux de la réalité médiocre, étranger aux soucis de ses contemporains, le poète artiste s’enferme dans son rêve de magnificence et de mélancolie.


Les dieux sont morts, mais la nature est vivante, jeune comme aux premiers jours, éternellement féconde, source inépuisable d’enchantement pour nos sens, promesse de bonheur qui ne trompe pas pour qui sait se plonger et se fondre en elle,… voilà ce que ne cesse de nous répéter en ses vers faciles, abondans, nombreux, l’auteur du Cœur innombrable et de l’Ombre des jours[1]. La poésie dont Mme la comtesse de Noailles a reçu l’heureux privilège et le don inné est, au sens complet du terme, une poésie naturaliste. Entendez par là que l’âme ardente, fougueuse, tumultueuse de l’écrivain va au-devant de la vie. Elle aime la nature pour la diversité de ses mille visages ; elle goûte tour à tour chacune des saisons de l’année et chacune des heures du jour ; elle jouit pareillement de tous les aspects du vaste monde et trouve à chacun d’eux un charme égal et différent. Mais il y a plus. Elle n’assiste pas seulement en spectatrice à la fête des cou-

  1. Madame la comtesse Mathieu de Noailles. Le Cœur innombrable. L’ombre des jours, 2 vol. Calmann-Lévy.