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Vienne la crise de l’adolescence, tout notre être est troublé, inquiet, et ce malaise est douloureux. Au moment d’entrer vraiment dans la vie, il semble que nous aspirions à la posséder tout entière, et qu’en même temps nous en ayons peur. C’est le secret de ces tristesses sans cause, de ces langueurs et de ces ardentes mélancolies, vaines épreuves, plus difficiles peut-être à supporter que les autres :


Il est des nuits de pleurs vagues où l’on s’accoude
Sous la lumière étroite et pâle de la lampe,
Où, le front dans la main, longuement on écoute
La musique du sang bourdonner dans la tempe.

On pèse son destin comme un riche son or ;
Et l’on se sent comblé de joie et sans espoir
Et longtemps dans la nuit on pleure, sans savoir
Si c’est de trop de peine ou de trop de bonheur.

Il est d’étranges nuits où je souffre de vivre
Où je ne trouve plus de plaisir qu’à pleurer
Où l’infini n’emplirait pas mon âme avide
Où pourtant je ne sais quoi même désirer.

Ces nuits-là je mourrais d’une immense douceur
Si dans l’ombre, à pas lents, quelque femme inconnue
Venait et me fermait les yeux de sa main nue
Et mettait sur ma bouche un long baiser, un seul..


M. Fernand Gregh excelle à l’expression de ces tristesses alanguies et mièvres. Mais en outre il souhaite d’élargir sa manière et plusieurs des thèmes de la Beauté de vivre[1] ont la vigueur d’une poésie devenue virile. Il veut nous dire son mot sur le sens de la vie. Certes les premières appréhensions du jeune homme ne semblaient d’abord que trop justifiées par l’expérience que l’ait l’homme de la réalité. Que d’injustices ! Que de trahisons ! Que de méchancetés ! Pourtant ce n’est encore qu’un premier regard et trop superficiel ; ou pour mieux dire c’est une vue trop égoïste. C’est parce que nous rapportons tout à nous-mêmes que le monde nous semhle mal fait et la création mal appropriée à ses fins. C’est parce que nous la jugeons d’après nos désirs et que nous la condamnons sur nos déceptions, c’est pour cela que la réalité nous semble mauvaise. Mais les individus ni les détails n’importent pas. Tout n’est organisé que pour l’ensemble où chaque chose, en reprenant sa place, reprend sa valeur. Souffrances, laideurs,

  1. Fernand Gregh. La beauté de vivre, 1 vol. Calmann-Lévy.