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— Alors, pourquoi êtes-vous ensemble ?

Je lui fais demander si, par hasard, il n’approuve pas l’alliance, en ajoutant que ce serait pour moi un réel chagrin.

Et il sourit de toutes ses dents très blanches sans dire pourtant ni oui ni non. Peut-être a-t-il des proches dans les « sépultures des frères, » à beaucoup près les plus nombreuses.

Un tournant du chemin découvre soudain à nos yeux la mer dans l’écartement des montagnes. Nous nous arrêtons devant la presqu’île si pittoresque de Balaklava.

Entre deux rochers, dont l’un supporte deux belles tours du temps des Génois, une passe étroite sépare de la pleine mer une petite mer intérieure, au bord de laquelle se presse le village. Homère l’a bien décrite par la bouche d’Ulysse, sous le nom de baie des Lestrygons.

« L’entrée n’est pas facile, la nature l’a environnée de rochers très hauts et des deux côtés le rivage s’avance, il fait deux pointes qui ne laissent au milieu qu’un passage fort étroit. Jamais ni grandes ni petites vagues ne se sont soulevées dans cette enceinte ; il y règne une douce sérénité. »

Et il n’a pas tort, si peu vraisemblable que cela paraisse aujourd’hui, de parler du bois envoyé des montagnes voisines, car celles-ci se couvrent d’une sorte de brousse épaisse, les chênes coupés au temps de la guerre ayant repoussé tant bien que mal. Ce paysage de chaux et de craie verdoie, à mesure que l’on approche de Tchatel-Kaïa, le premier relais de poste. Près de Soukhartchi, l’argile est utilisée dans une vaste tuilerie ; c’est le seul signe d’industrie que nous ayons encore rencontré.

Nos chevaux s’arrêtent pour boire dans l’auge de pierre d’une fontaine et aussitôt le pays tatare se révèle ; trois ou quatre petites filles en pantalon rouge serré à la cheville, les nattes pendantes d’un noir de jais, leurs yeux de velours si doux allongés par de longs cils, mais l’air languissant et affamé, entourent notre voiture. L’une d’elles porte le fez, l’autre un mouchoir de couleur vive appuyé à la ligne sombre des sourcils et noué derrière la tête, les bouts flottans. Nous leur donnons quelques copecks, mais elles préféreraient du pain et montrent de leur petit doigt maigre nos provisions, dont nous sommes avares, car il faut ménager les vivres dans ce voyage où nous ne comptons pas nous rendre esclaves des auberges et des haltes déterminées par l’usage.