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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/895

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d’une mosquée. Le village lui-même semble faire partie du décor ; j’entrevois des tableaux d’intérieur curieux sous les auvens soutenus par des piliers mal équarris et dans les profondeurs sombres des maisons qui ouvrent sur l’unique rue aboutissant comme partout à la fontaine.

Au sommet d’un perron disjoint, par exemple, un porche mal d’aplomb encadre le groupe suivant : une jeune femme assise à la turque sur le seuil, tandis que s’appuie à ses genoux une autre femme étendue tout de son long, ses tresses noires pendantes, sous les derniers rayons du couchant. Le calme grave et hautain de ces belles figures absolument grecques est presque sculptural. Je me retourne pour les voir encore, immobiles dans leur attitude paresseuse et abandonnée, en me demandant ce que ces grands yeux sombres peuvent bien chercher au loin sur la mer, quel souvenir ancestral peut bien s’agiter au plus profond de ces exilées chez les infidèles. Nous regrettons de n’avoir pas apporté de kodak ; mais bientôt la comtesse Tolstoï, passée maître en photographie, nous apprendra que les Tatares ne laissent pas faire leurs portraits. Dès que l’objectif est braqué sur elles, les femmes se recouvrent le visage de leur bras. Les hommes refusent presque toujours, sauf, bien entendu, quelques professionnels, les guides par exemple, dont c’est le métier de « poser » dans toute la force du terme. Ces Tatares de village furent évangélisés autrefois sans aucun succès par la baronne Krudener. Miskhor, où nous passons, éblouies encore des beautés trop rapidement entrevues d’Aloupka, appartint à la princesse Galitzine, grande amie de la séduisante visionnaire qui, expulsée de Saint-Pétersbourg, puis de Riga, essaya de fonder en Crimée sa colonie de la Nouvelle Sion. Ces dames formaient une société mystique où le costume avait son rôle. C’était enveloppées de voiles, l’Evangile à la main, que, pareilles à d’angéliques apparitions, elles allaient prêcher la prochaine venue du Christ aux pauvres musulmans. Persécutée une fois de plus par la police russe, Mme de Krudener ne put survivre aux scandales que l’on suscitait autour d’elle et aux fatigues qu’elle s’imposait. Après elle, la princesse Galitzine, toujours excentrique, remplaça le costume de nonne par l’habit masculin et passa de la manie prédicante à des goûts d’amazone, ou plutôt d’écuyer.

Beaucoup de charmantes villas sont semées aux alentours du cap Ai-Todor, dont le phare se dresse sur un rocher à pic. Quand