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étonner ses contemporains, une question se pose, qu’il est bien difficile d’éluder : a-t-il réussi à s’étonner lui-même ? A-t-il été sa propre dupe ? On le voudrait. Car l’homme était sans méchanceté et sa destinée fut mélancolique. Jusqu’au bout, il a été aux prises avec les difficultés d’argent et il a vécu dans une espèce de dénûment. Il a eu toutes les peines du monde à faire éditer ses livres et à placer sa copie dans les journaux. Ses romans les plus sensationnels ont paru au milieu de l’indifférence presque générale et ses plus bruyantes invectives sont restées sans écho. Ceux qu’il assommait ne s’en portaient pas plus mal, et ceux qu’il exaltait ne se souciaient pas des éloges d’un tel panégyriste. Ce défenseur de la morale a été inquiété par la censure, sans toutefois arriver à se faire taxer d’immoralité. Cet apôtre de l’orthodoxie a été désavoué par l’Église. Ce disciple de Brummel n’avait pas convaincu de son élégance les boutiquiers dans les glaces de qui il se mirait en passant. L’intrépidité de bonne opinion où il était de lui-même a-t-elle suffi à lui adoucir toutes ces amertumes ? Jusqu’où va le pouvoir de l’illusion, et n’a-t-il pas ses défaillances ? Le rôle qu’on s’est imposé et qu’on finit par jouer au naturel, ne le sent-on pas à de certaines heures peser lourdement sur ses épaules ? N’y a-t-il pas des instans de lassitude et des lueurs de clairvoyance ? C’est par là que le cas de Barbey d’Aurevilly intéresse le moraliste. L’écrivain intéresse l’historien des lettres parce qu’on retrouve dans son œuvre toutes les tares du romantisme : le goût de l’exceptionnel, de l’étrange, de l’absurde, le culte de l’énergie, de la passion frénétique et de l’individualisme forcené. Par un don de sa nature, et une particularité de sa complexion, l’auteur de l’Ensorcelée et des Diaboliques semble avoir été créé pour montrer ce qu’il y avait d’enfantillage au fond de l’âme romantique. Il est de ceux qui nous font comprendre comment les écoles finissent. Très probablement, l’histoire de la littérature ne lui fera aucune espèce de place. Mais, quelque jour, un amateur de curiosités littéraires s’amusera à reconstituer le portrait de cet oublié pour l’accrocher dans quelque galerie des excentriques, entre ceux de Georges de Scudéry et de Cyrano de Bergerac et ceux peut-être de quelques-uns des capitaines Fracasses, qui sont la gaieté du journalisme d’aujourd’hui.


RENE DOUMIC.