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une partie de leurs marchandises, et de se contenter d’un gain infime sur le reste[1] ? Et que tel de ces paysans, ayant connu par quelque contact fortuit avec la société moderne les ravages causés dans les mœurs bourgeoises par l’avarice et par la cupidité, soit devenu une sorte de monomane, ennemi déclaré de la monnaie corruptrice, refusant d’être payé autrement qu’en nature, et déchirant les billets de banque glissés de force entre ses doigts[2] ? En général, la conception de l’intérêt produit par un capital est étrangère à ces intelligences naïves : les vieilles servantes auxquelles on rapporte leur pécule grossi dans les caisses d’épargne, repoussent le supplément comme une charité déguisée qui les offense. C’est que, remplaçant tout intérêt, dispensant même à l’occasion de restituer le principal, il y a le Vergelt’s Gott chrétien, le « Dieu vous le rende, » qui prépare au ciel une sûre récompense, et qui n’est pas sans utilité dès cette vie. Un dicton populaire l’assure, en effet : pour la prospérité des champs de l’exploitation, le « Dieu vous le Tende » sorti d’un cœur reconnaissant et sincère « vaut un tonneau de fumier. » Et dans une légende villageoise[3] on voit saint Pierre, qui s’est pris à exiger une obole à la porte du paradis comme jadis le nocher Caron à celle de l’enfer, accepter à titre d’argent comptant un bouton de métal ; car le mendiant, qui le reçut de bonne foi pour un denier de la part de quelque plaisant, répondit « Dieu vous le rende » en refermant la main, et, par cette confiance ingénue, baptisa à son profit comme une monnaie véritable au regard du ciel un objet sans valeur ici-bas. Telle est la puissance des sentimens chrétiens dans ce milieu : les opérations de cette sorte y sont des lettres de change tirées sur le paradis, et plus d’une transaction se conclut sur cette base idéaliste. Comment s’étonner que le socialisme contemporain ait longtemps rencontré un terrain défavorable dans ces rochers arides ? Son précurseur nécessaire, le capitalisme, ne l’y avait pas jusqu’ici précédé. Notons toutefois une ombre à ce tableau idyllique, afin de ne pas laisser oublier l’infirmité foncière de l’humaine nature. Lors de la vente des bestiaux et

  1. On trouvera ce type dans Rosegger, Sonderlinge âus dem Volke der Alpen. — Karl le Libéral : « Si les objets valaient moins d’un florin, Karl considérait comme déshonnête d’en tirer un profit. »
  2. Voir P. Rosegger, Buch der Novellen. I. — L’ennemi de l’argent.
  3. P. Rosegger, Idyllen aus einer untergelienden Welt.