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m’empêcher de croire que c’est le comble de l’orgueil, car je m’aperçois que, dans la pratique, la première conséquence de cette manière de voir, c’est que le « pauvre ver » se croit infaillible et impeccable. Quoi qu’il fasse, crimes ou sottises, — les massacres de Wexford et de Drogheda comme la dissolution tragi-comique du Parlement-croupion, — tout est bien, tout est juste, tout est de droit divin. Presque à l’agonie, Cromwell repasse sa vie. Le souvenir de certains actes le trouble, apparemment, car il demande à l’un des ministres qui l’entourent : « Etes-vous sûr qu’on ne puisse pas perdre la grâce ? — Absolument sûr. — Alors, je suis tranquille, car je sais qu’à certain moment je possédais la grâce. » Quand on veut se rendre compte des mobiles et du rôle de Cromwell, il ne faut jamais oublier ce mot-là. Comme il avait été le lieutenant de Manchester et de Fairfax, il s’est cru le lieutenant de Jésus-Christ. En cela il a été absolument consistant et parfaitement sincère. Il se flatte encore de servir la liberté de conscience lorsqu’il refuse d’en faire jouir les catholiques et les prélatistes, parce que ce sont là, dans sa pensée, les pires ennemis, les éternels oppresseurs de cette même liberté. Il se figure être quitte envers eux en leur reconnaissant le droit de croire ce qu’il leur plaît dans leur for intérieur à condition de ne se livrer à aucune manifestation extérieure de leur culte. Quant à l’autorité, elle doit appartenir exclusivement aux élus de Dieu ; à ceux qu’il a marqués d’abord de son sceau. C’est ainsi qu’au XVIIe siècle on voit les croyances religieuses enfanter les partis politiques. L’arminianisme pose en principe l’égalité des âmes dans le péché originel, le libre arbitre et le salut par les œuvres. De là naît la conception du moderne libéralisme qui reconnaît, en théorie, des droits égaux à chacun des membres de la société politique : ce sera le gouvernement des majorités. Au contraire, presbytériens, indépendans, anabaptistes réservent exclusivement le pouvoir aux Saints, qui sont le petit nombre : ce sera le gouvernement des minorités.

Dans le premier il faudra justifier chacune de ses résolutions, se donner à soi-même, donner aux autres des raisons avant d’agir et des comptes après avoir agi. Les Saints ne sont tenus à rien de tel : ils ont la grâce, et la grâce est inamissible. Telle est la croyance maîtresse qui gouverne la vie de Cromwell comme celle de tous ses coreligionnaires. Qu’a-t-il fait pour la réaliser dans les faits ? Comment s’y est-il pris pour construire