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une forêt touffue si différente de celles dont s’habillent les rochers de la Styrie, son regard tomba sur un poème de Traeger :

« Si tu possèdes encore un foyer, disait ce texte entraînant, prends ton sac et ton bâton, puis marche, marche sans repos jusqu’à ce que tu aies atteint ce réduit si cher. »

Cet incident banal fournit l’impulsion décisive à sa volonté : ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase d’amertume lentement rempli dans le cœur de l’exilé ; et Rosegger prit congé du libraire Giontini, qui ne chercha pas à le retenir, mais lui dit avec une bonté inlassable : « Eh bien, allez avec Dieu, et, quand vous voudrez, revenez ! »

Bientôt le train l’emporta loin de la Carniole, inhospitalière à sa vie sentimentale : « Lorsque, dit-il, nous franchîmes la frontière styrienne à Trifail, je reçus un coup dans la poitrine, comme si mon cœur eût fait un saut de joie. Vite à Alpel, pensai-je, et de nouveau la vie occupée du tailleur, puis, le dimanche, les promenades joyeuses sur les hauts pâturages, parmi les troupeaux et les vertes ramures !… Alors se passa une chose singulière : plus profondément je pénétrais dans notre Styrie, plus s’atténuait mon aspiration vers le foyer natal. Je résolus de m’arrêter un jour à Gratz… » Ce jour fut suivi de beaucoup d’autres, car il ne devait plus quitter cette ville, où il conserva désormais son domicile principal. Le Heimweh ne commençait décidément plus pour lui qu’aux frontières de sa province[1], et cette circonstance a doté l’Autriche d’un de ses écrivains les plus aimés.

En effet, la belle confiance du docteur Svoboda ne fut pas découragée par les lubies d’un protégé si difficile à satisfaire : il lui trouva de nouveaux amis, et parvint bientôt à le faire accepter gratuitement parmi les élèves de l’ « Académie pour le commerce et l’industrie de Gratz. » On désirait, tout en cultivant son esprit, le mettre en état d’exercer une profession commerciale qui lui permît plus tard de gagner sa vie sans lui retirer tout loisir : car nul de ses patrons bénévoles n’aurait osé compter dès lors que sa plume suffirait un jour à le faire vivre. — Et le nouvel étudiant commença d’élaguer suivant les méthodes

  1. Il continua d’en souffrir au-delà, car ayant accompli, vers 1870, un voyage en Italie qui le conduisit jusqu’à Naples, il se sentit saisi dans cette ville joyeuse d’un si violent accès de mal du pays, qu’il sauta dans un express, et regagna tout d’une traite ses montagnes natales.