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il sentira un peu plus lourdement le poids du joug, et chaque jour il s’y courbera davantage. La mère, les camarades, l’amant, les amans de sa femme, il subira toute cette dégradante compagnie. Juliette s’épanouira tout de suite dans sa nature de fille ingrate, avide, impudente et méchante. Jacques se rangera d’instinct du côté du plus fort. Armandine sera complètement heureuse, buvant à sa soif et pariant tout son saoul. Les seules choses qui nous étonneraient, ce serait que Courtial se montrât énergique, Armandine respectable, Juliette fidèle, Jacques délicat. Mais cela n’est guère à redouter. Nous sommes dans les régions de l’instinct et dans le domaine de la nécessité. Et c’est pourquoi tout l’intérêt psychologique, c’est-à-dire l’intérêt de curiosité sous sa forme supérieure, disparaît.

Reste l’agrément du dialogue. Mais, dans ce monde du convenu, la fantaisie, la drôlerie, la plaisanterie sont, elles aussi, soumises à des règles immuables, obtenues par des procédés toujours les mêmes. L’un de ceux dont l’effet est infaillible, et que, pour ma part, j’ai infiniment de peine à goûter, c’est l’emploi de l’argot des barrières. Que peut-il y avoir de spirituel à appeler une tête, une « fiole ? » Qu’y a-t-il de drôle à dire d’un chèque qu’il « ne sent pas la marée ? » Je crains que ces basses facéties ne soient un moyen tel quel pour se dispenser de mettre de l’esprit dans les pièces.

Voilà donc deux écrivains qui ont l’entente de la scène, l’art du dialogue, un certain don de l’observation. Leur pièce est un peu lente dans le début, mais, depuis le moment où l’action s’engage, elle va droit à son but. Quelques scènes sont menées avec une réelle dextérité : celle, par exemple, où Juliette, flairant de la part du pique-assiette Jacques une opposition à ses projets matrimoniaux, fonce sur l’obstacle, et tour à four calmant les craintes du parasite qui craint de recevoir son congé, éveillant chez le raté les rancunes et les désirs de vengeance, retourne son médiocre interlocuteur et change l’adversaire en allié. Les auteurs du Joug savent encore dessiner d’un trait assez net une silhouette, et lui donner même les apparences d’un portrait : chacun des personnages de la pièce est conforme à sa définition. Le dénouement est logique : c’est le seul d’ailleurs qui fût acceptable et la pièce finissant en berquinade eût été un défi jeté au bon sens. Et pourtant l’ouvrage ne nous semble que la réédition de dix autres qui ne valaient guère moins, s’ils ne valaient pas davantage. Tout y semble artificiel et commandé par une tradition ayant force de loi. Nulle variété. Nulle nouveauté. Des fantoches sur lesquels nous n’avons rien à apprendre et dont nous ne souhaitons rien savoir. Tout