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plus vénérés dans les sauvages provinces du Rif que le sultan lui-même. Quant aux saints locaux, ils sont légion : ascètes ou mendians, fous ou pauvres d’esprit, charlatans ou hallucinés, se partagent la vénération et les aumônes de la multitude ; vivans, ils sont respectés, écoutés, nourris ; morts, leur tombeau devient un lieu d’asile, leur nom une protection ; mais, en général, la renommée de leurs vertus et l’efficacité de leur intercession ne dépassent pas les limites d’une tribu. Chacune d’elles, comme les cités antiques avaient leur héros, a son marabout, gardien de l’indépendance de la tribu, palladium de son particularisme irréductible.

Révélateur d’une activité religieuse très intense, le pullulement des confréries ni la popularité des santons sont aussi l’indice et la conséquence de celle passion pour l’autonomie de leurs tribus, qui semble être le trait caractéristique des populations berbères. C’est leur humeur sauvage, plus encore que l’intolérance de leur foi, qui ferme le Maroc aux étrangers ; souvent ces Berbères sont d’assez mauvais musulmans, qui connaissent à peine le Prophète et se montrent rétifs aux préceptes du Coran ; certaines tribus du Rif ne se font pas faute de boire le vin qu’elles récoltent ; il en est même qui ignorent les prières sacrées, oublient la pratique des ablutions et poussent l’audace jusqu’à tourner en ridicule la liturgie rituelle. Sans cesse occupées de guerre et de pillage, de dévotions superstitieuses et de débauches infâmes, les tribus berbères, surtout celles du Rif et des Djebala, vivent isolées les unes des autres, gouvernées par leurs djemad et plus dociles aux conseils des marabouts que soumises à l’autorité du sultan ; dans la montagne, les marchands ne s’aventurent guère d’une tribu à l’autre ; seuls s’y risquent les pauvres diables qui n’ont à perdre qu’une escarcelle vide et une djellaba rapiécée, mendians que protègent leurs loques, rapsodes aveugles qui vont débitant des prières et des poésies, charlatans qui amusent la foule sur les marchés, tolba et derviches, comme cet extraordinaire Mohammed-ben-Taïeb dont M. Mouliéras a recueilli et traduit les souvenirs, amassés pendant de longues et aventureuses pérégrinations à travers le Maghreb[1].

Les grandes confréries, les cultes locaux, répondent suffisamment aux besoins religieux, ou plutôt superstitieux, des

  1. Le Maroc inconnu, par Aug. Mouliéras. Paris, Challaniel. 2 vol. in-8o.